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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Samedi 19 janvier 6 19 /01 /Jan 19:37

Malacca, Malaisie péninsulaire, mars 2009. 

 

 

Au creux de la pocheLe centre historique de Malacca regorge de monuments, de musées, de temples.

Devant un temple bouddhiste, le sourire d’un jeune homme m’arrêta. Il s’appelait David, était anglais et voyageur au long cours.

Il me raconta son séjour à Kuala Lumpur. En retour, je lui détaillai une visite à la police des touristes. Il rit à gorge déployée.

Notre amitié du jour était conclue.

Nous flânâmes dans les ruelles en bavardant. Au crépuscule la faim s’en mêla.

- Il y a un excellent restaurant près de mon hôtel, dit David.

- Parfait. On y va ?

- Je te préviens, c’est un peu loin : un gros quart d’heure à pied.

- Pas si loin après tous ces kilomètres de marche... Let’s go !

Nous traversâmes un des ponts délimitant le cœur historique de la cité.

De l’autre côté du fleuve s’étendait la ville nouvelle et le contraste avec l’ancienne, piétonne, était saisissant. Supermarchés, fast-food, hommes d’affaires en costumes et avenues embouteillées avaient repris leurs droits.

 Violemment délogée d’une bulle paisible, je me pris la modernité en paire de claques.


Accrochée à David, j’espérais ne pas en être séparée par la foule progressant en sens inverse. J’étais perdue, et rien à voir avec mon calamiteux sens de l’orientation : les lieux m’étaient entièrement nouveaux. Et jamais, sauf sous la contrainte, je n’y aurais résidé.

Après la beauté poignante des monuments et le calme recueilli des temples, ces quartiers me semblaient laids, bruyants, pollués, un vrai repoussoir pour qui cherchait un semblant de paix.

David dut remarquer ma mine égarée.

- Ne t’inquiète pas, je te raccompagnerai !

Je soupirai de soulagement, non sans lui offrir de changer d’avis s’il était fatigué. Aller-retour, le trajet constituait une bonne trotte.

- Je me débrouillerais, tu sais…

Une stupide fierté me poussa à ajouter que je n’avais pas peur. Ce qui était vrai. Mon problème n’était pas de me déplacer seule, mais de localiser ma guesthouse, a fortiori en traversant une portion de ville où seuls de rares panneaux indiquent les noms des rues, où les numéros des immeubles, tantôt croissants, tantôt décroissants, se succédent au petit bonheur la chance, où, enfin, mes points de repère diurnes ont disparu.

Rangés, les étals m’ayant accroché l’œil.

Éteintes, les enseignes clignotantes.

Rentrés chez eux, les artisans réparant sacs, chaussures et téléphones à même le pavé.

- Non, je te raccompagnerai ! Un brin de galanterie est toujours appréciable, exact ?

- Pas faux !

 

Au creux de la poche 2Après le repas en effet délicieux, David tint sa promesse.

Ouf.

Il m’aurait été impossible de retrouver mon chemin au cœur de ces dédales à présent désertés.

Peut-être en Asie plus qu’ailleurs, les villes semblent dotées de deux faces incompatibles : le fourmillement bariolé du jour et le calme absolu de la nuit. Et à chaque crépuscule, à chaque aurore, le passage de l’un à l’autre paraît relever du prodige.

Arrivé au pont menant au centre historique, David stoppa :

- C’est bon ? Tu te reconnais ?

- Oui ! Je loge là-bas, même pas à deux cents mètres.

Un dernier salut et mon compagnon d'une journée tourna les talons. Comme si mon tour était venu de veiller sur lui, je le regardai s’éloigner avant de me retourner.

Un pesant couvercle de silence écrasait le cœur de la cité. Onze heures à peine et celui-ci, exsangue, s’était arrêté de battre. Pelotonné sur un indicible secret, elle se renfrognait, hostile de son éclairage spartiate à ses ruelles enténébrées.

Je haussai les épaules.

Tant de fois j’avais rejoint un hôtel en pleine nuit que la situation m’était familière, le danger étranger. Et pour me chercher noise, encore eût-il fallut à la ronde une âme qui vive.

Il n’y en avait pas.

Trop occupés à fouiller les poubelles, les chiens errants se moquaient bien de moi.

 

Je passai la rivière en chantonnant sans prêter attention au moteur qui, sur mon passage, démarra. Mon pas épousait la cadence de la mélodie alors que, dans mon dos, une moto se rapprochait.

Une fois à ma hauteur, l’engin ralentit pour me frôler.

Le choc fut terrible.

Je fus subitement agrippée, happée, décollée du bitume par une poigne de fer. Celle du passager acharné à me délester de mon sac en négligeant un détail d’importance : ses deux brides arrimées à mes épaules.

Impossible de s’en emparer à moins de les couper.

Je tombai tête la première à côté des roues. Mon agresseur ne cédait toujours pas. Au contraire.

Enragé, obstiné, il me secouait en tous sens alors que son complice enclenchait la vitesse supérieure. Pantin traîné sur le goudron, je hurlai de plus belle d’effroi, de douleur, de colère et d’impuissance.

Les rugissements furieux du moteur me déchiraient les tympans. Le pot d’échappement surchauffé me brûlait. Les pavés m’arrachaient la chair. Les gravillons me lacéraient les paumes, les cuisses, les genoux. Chaque cahot menaçait de me briser les membres.

Livrée au bruit, à la fureur et à la violence de mes détrousseurs, je criais, vociférais, me débattais.

En vain.

Aucune silhouette ne s’encadra aux fenêtres noires. Personne ne se précipita à mon secours.


Au creux de la poche 3Sarabande d’images sans suite ni logique, des flashes s’entrechoquaient dans mon cerveau.

Mon corps étendu inerte.

Mon passeport au fond de mon sac.

L’argent retiré l’après-midi au distributeur.

L’évanouissement.

La chute finale.

La mort.

Ceux que j’aimais. Ma mèrePierrig.

Je vomissais ma hargne et ma terreur en insultes, menaces, imprécations, tout pourvu que cet homme casqué, visière rabattue sur les yeux, me lâche enfin.

La moto chancela, conducteur et passager manquèrent de chuter.

Cette embardée fut mon salut.

Soudain la poigne mollit, s’ouvrit.

Je m’avachis sur le macadam.

La moto s’éloigna à plein gaz en me laissant assommée. Pas assez, cependant, pour ne pas mesurer l’erreur à rester là une seconde de plus.

Immobile, j'étais une proie sans défense. Tentant pour mes assaillants de faire demi-tour, de me voler, de me frapper, de me violer, de me tuer peut-être.

 

Autour de moi le paysage dansait une gigue démente. Les réverbères fusionnaient leurs lumières, les maisons se couchaient pour s’accoupler au trottoir.

Incapable de me relever, je rampai. Mon corps n’était plus que douleur.

J’étais en sang.

Personne à la réception de ma guesthouse mais, en face, de la lumière filtrait d'une échoppe. Je tambourinai à la porte, suppliai qu’on m’ouvre.

Méfiante, apeurée, une vieille femme s’encadra dans l’embrasure. À ma vue, elle poussa un cri. Aussitôt alertés, son mari et ses amis se précipitèrent, crièrent à leur tour.

- Oh my God, oh my God !

Ils m’entourèrent, me portèrent, m’assirent sur la meilleure chaise, me questionnèrent.

Que m’était-il donc arrivé ?

Mon récit fut haché, incomplet. L’empire que j’avais jusqu'alors gardé sur moi-même se fissurait. Un à un mes nerfs lâchaient et une douleur presque insupportable me coupait le souffle.

- État de choc, diagnostiqua le mari. Laili !

- Tout de suite, Badan !

La septuagénaire me servit d’autorité une boisson tirée d'une jarre ventrue. Je la bus en grimaçant. L’alcool me cuisait la gorge, le ventre, m’embrasait les joues, diffusait sa douce chaleur dans mes membres.

- Do you feel better ?

- Oui… je crois.

Laili lava puis désinfecta mes plaies avec une solution épaisse.

- Aloe vera, expliqua-t-elle. Very good for cicatrisation.

 

Au creux de la poche 4Mon sac était intact mais ma robe en lambeaux, mes jambes entaillées, mes genoux à vif.

De vilaines plaies me torturaient les bras et surtout les paumes. La droite, déchirée, m’interdisait de tenir le moindre objet.

Sacrée déveine pour une droitière.

J’étais infichue de tourner la tête. Mon cou était raide, ma colonne vertébrale bloquée.

Une énorme bosse s’arrondissait sur mon crâne, pile à l’endroit de l’impact avec le sol.

Le moindre mouvement était un supplice, mais au moins n’avais-je aucune fracture et le visage indemne.

Un traumatisme crânien, en revanche…


- Il faut aller à l’hôpital, dit Badan. À la police aussi. On vous emmène.

- Non. Demain, s’il vous plaît. Je n’en peux plus… Je veux m’allonger et dormir.

- Voilà qui n’est pas très raisonnable, appuya Laili.

- Juste m’allonger et dormir, m’entêtai-je. S’il vous plaît !

J’esquissai un pauvre sourire qui ne les abusa guère.

- Demain matin, promis ! Là, je n’ai pas le courage de parler, pas celui d’expliquer et encore moins d’attendre. Dans les hôpitaux, il y a toujours la queue...

Le petit groupe échangea un regard navré.

- D’accord, dit Badan. Demain matin. Promis ?

Trop faible pour articuler un mot de plus, je hochai le menton.

Le couple m’escorta jusqu’à Sama-Sama, tira le veilleur de nuit du sommeil en lui recommandant de bien faire attention à moi.

- Si vous entendez un bruit suspect, montez aussitôt dans sa chambre ! l’enjoignirent-ils. Et vérifiez demain qu’elle va bien, OK ?

L’employé acquiesça. Laili et Badan, quelque peu rassurés, prirent congé.

Je gravis l’escalier en clopinant, m’affalai sur le lit en gémissant.

En enlevant ce qu’il restait de ma robe, je me découvris couverte de bleus.

 

 

À suivre.

 

Ce texte en deux parties est un extrait de Près de l'os, un roman avec lequel je me bagarre depuis plus d'une année. J'avais envie d'en partager d'un bout avec vous. J'en parle ici.

Bonne nuit !

 

Photos : Melvin Sokolsky, Meiko Kaji,

Jérôme Abramovitch, Hans Bellmer.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages
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Vendredi 18 janvier 5 18 /01 /Jan 08:14

Juste avant, c'est ici...

 

L'homme de la yourte 9Une seule lampe brûle dans la salle commune de la guesthouse. À trois heures du matin, les lieux sont calmes. Tous les résidents dorment.

- Une minute, OK ?

Je longe le couloir vide, me faufile dans ma chambre, m'empare de quelques affaires et rejoins Ayal.

Debout au centre de la pièce, planté tel un fanal sous la lumière, il n'a pas bougé. Son tout premier geste, c'est de me prendre la main.

Nous montons l'escalier menant au toit d'un pas à la fois lent et pressé. Pressé de nous réunir, lent de savourer la certitude du plaisir.

Ferons-nous l'amour ?

Probable. Je ne crois plus guère aux promesses de chaste sommeil.

Pas sûr. Ayal n'a-t-il précisé, sur une note insistante, dormir ?

Le sexe n'est d'ailleurs pas ce qu'il recherche, ce dont il a besoin. Il veut cette nuit rendre les armes et les déposer à mes pieds.

Il veut des baisers, des caresses, une trêve, une réparation dont l'espoir fait danser une phrase dans ma tête : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier*.

Ferons-nous l'amour ?

Ça m'est égal, au fond. Le partage de la douceur me suffit.

En signe d'alliance j'étreins sa paume.


La terrasse est plongée dans les ténèbres. À peine une étoile brille-t-elle par-dessus la rambarde.

Face à nous, une table surmontée d'un parasol et deux rangées de yourtes.

Entreposés plus loin, des objets au rebut. Une toilette en céramique d'un blanc presque phosphorescent offre son siège vide en exhibant ses tuyaux.

Le goudron colle à nos semelles. Chaque après-midi, la chaleur le fait fondre et chaque soirée, le froid durcir. Demain, liquéfiées par le soleil et recouvertes par d'autres traces, les nôtres auront disparu. Peut-être pas tout à fait, changeant cette allée en palimpseste de présences qui ici se sont reposées, croisées, aimées.

- C'est là...

Ayal déverrouille la porte d'une yourte. La première, strictement identique à ses voisines.

- Bienvenue !

- Merci de m'avoir invitée, plutôt.

J'entre. Sur le champ l'odeur envahit mes narines. Forte, musquée, persistante, un mélange de renfermé, de laine grasse et de bitume frais. 

- Nous aérons la journée, en pure perte... avance Ayal en guise d'excuse.

J'ai un geste indifférent. Le remugle m'est familier, agrégé depuis trois semaines à mes vêtements, mon sac de voyage et mes souvenirs.

Au retour un simple lavage ne l'effacera pas. Il en faudra au moins quatre.

Ce parfum-là, c'est pour moi la Mongolie. Et ce soir, c'est Ayal aussi.

 

L'homme de la yourte 10Ayal lâche ma main pour m'enlacer. Mes hanches lui répondent, mon ventre se niche contre son bassin, mon visage contre son cou.

Je le respire.

Il sourit dans mes cheveux, chuchote mon prénom, me berce au rythme d'une musique qu'il est seul à entendre. Alanguie je le laisse me ravir, tanguant à mon tour, esquissant un pas de deux qui nous fait tournoyer d'un même élan.

Un entrechat et nous chutons sur des draps défaits, tendres lutteurs emportés dans le même combat.

L'étreinte est périlleuse, le lit étroit. Taillé pour une seule personne, il a bien du mal à nous contenir. Pour ne pas culbuter sur le plancher, nous devons trouver le juste équilibre dans le mouvement, l'exact emmêlement de nos os.

Si je chavire, Ayal me remet d'aplomb.

S'il vacille, je le rattrape.

Les matelas superposés se changent une chaloupe risquant à tout instant de verser. Et Ayal et moi, en naufragés soudés par le désir, celui-là même qui entre ses cuisses fait se dresser un mât de tempête et voile mes yeux.


Brutalement Ayal s'arrache à moi. Je l'agrippe pour l'en empêcher, le rabattre entre mes jambes. Déjà à genoux il s'esquive pour déboutonner sa chemise, l'enlever, la lancer chiffonnée à terre.

- Non !

Il me fixe surpris.

- Tu ne veux pas ?

- Si, mais pas comme ça... Je veux te déshabiller moi.

Il sourit encore, du même air vaincu qu'il eut en acceptant la dhel.

- Laisse-moi...

Son tee-shirt roule par-dessus ses épaules.

- ... te mettre...

La boucle de la ceinture résiste. Ayal tente de m'aider. Je le repousse.

- ... à nu...

La ceinture se faufile le long des passants.

- ... s'il...

Un caleçon blanc apparaît derrière les replis de la braguette.

- ... te...

Le jeans s'entrouvre comme une fleur qui éclôt.

- ... plaît.

Mes lèvres se déposent sur la verge érigée, la mordillent à travers le tissu. Bientôt mes doigts s'y joignent pour abaisser ce rempart inutile, honorer le velouté de la peau si fine, l'encercler et l'attirer contre ma langue.

- Pas si vite ! implore Ayal. Je ne suis plus habitué...

Obéissante je m'interromps. Il a le sourire navré des hommes qui se craignent mauvais amants.

 - D'accord, dis-je. Pas si vite. Et je suis encore habillée, pas vrai ?


L'homme de la yourte 11Ayal se saisit aussitôt de l'invitation.

Ronronnante contre son torse, arrimée à ses épaules, j'imbrique chaque parcelle de mon épiderme au changeant paysage de sa peau, épouse ses courbes de mes creux, ses creux de mes courbes.

Plein serti au délié, osmose parfaite.

Ses paumes incrédules dessinent mes seins, soulignent ma taille, creusent mon échine en une interminable caresse.

- Tu as un corps de jeune fille ! s'émerveille-t-il.

Lui a un corps d'homme aux cuisses solides, au buste carré, au ventre un peu lourd.

Un corps d'homme qui a vécu, connu bien des lits et des passions.

Un corps si puissant que sa tendresse n'en paraît que plus suave, ses doigts plus patients.


J'effleure la toison moutonnant de sa poitrine à son nombril, l'embrasse à en perdre le souffle. Le désir me porte, et si loin que bientôt je le mords, le pince, le griffe.

Ayal s'en étonne.

Ayal se dérobe.

Ayal dit que je suis un animal, un fauve qui réclame sa pitanceMe dévorant soudain la bouche il devient tigre, me crucifie de tout son poids, me croque l'oreille, me tord les tétons, m'étrangle.

Je gémis qu'il me fait mal, d'un mal que je chérirai un autre soir. Pas celui-ci, pas entre nous.

Il acquiesce. Ses mains redevenues légères me cueillent sur le matelas, me retiennent lorsqu'en arrière il bascule. Amazone en déroute je le chevauche, chancelle et me courbe jusqu'à son sourire.

C'est maintenant.

- Condom ?

- Of course.

Je sors un préservatif de mon sac, en déchire l'enveloppe.

- Cela fait si longtemps que...

- Tu n'en as pas utilisé. Je me doute.

- En effet. Ma femme...

Mon index appliqué sur ses lèvres fait barrage aux mots. Cette nuit est la nôtre, une bulle d'irréalité arrachée au quotidien, toute brillante sur le noir.

Personne ne doit y pénétrer.

Demain viendra toujours assez tôt.


Les couvertures rabattues sur nos têtes forment un nid douillet.

Lovés dans son giron, Ayal et moi en petites cuillères. Membres reposant selon le même angle, articulations pliées au même degré, nos deux corps s'allient à la perfection.

Nous ne bougeons pas. Interdit. Déplacés lors de notre étreinte, les matelas s'affaisseraient alors sur le plancher.

L'oreiller trop dur et trop épais me scie les vertèbres. La couverture rêche me gratte le nez. Mes genoux dépassent des draps. Les pieds d'Ayal aussi, sans doute.

Le contraste entre l'air ambiant, frais, et la chaleur de mon amant me fait frissonner.

L'un de nous pourrait utiliser le lit de Nicolas, il est vide. Il n'en a pas été question.


L'homme de la yourte 12Partager le sommeil, c'est prolonger l'amour. Je détesterais avoir à me relever, me rhabiller, me séparer d'Ayal et regagner ma chambre.

Je pense d'ailleurs que demain, après son départ, Bertille et moi demanderons à prendre cette yourte.

Ainsi fuirons-nous la chambre-caveau.

Ainsi me recoucherai-je dans ce lit et humerai-je ces draps imbibés de notre plaisir. 

Ayal s'en va demain et je suis triste.

- Tu dors ? interroge-t-il.

- Pas encore.

- Je voulais te demander... Euh... Tu, hum, m'accompagnerais au parc de Terelj ?

Entre mes côtes mon coeur s'autorise un petit bond.

Je dis oui.

Encore une fois.

 

La suite ici.

 

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : essai de Stieg Dagerman, d'abord paru en 1952 dans un journal suédois.

 

Toutes les photos sont de Jan Saudek.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Jeudi 17 janvier 4 17 /01 /Jan 08:44

Le début ici.

 

L'homme de la yourte 5Ayal quitte Oulan Bator le lendemain, direction le parc national de Gorkhi-Terelj. À sa lisière se dresse la yourte de Boro, son guide. Il y passera une nuit avant de s'enfoncer à cheval dans la steppe.

Ce matin, il eut la surprise de se retrouver seul. Nicolas le Français s'en est allé sans prévenir. Sac au dos et bille en tête, cap lui aussi sur Terelj.

- Bizarre, le Nicolas... Il aurait pu m'attendre, non ?

Je glousse :

- Si ça se trouve, tu vas le croiser !

- M'étonnerait, le parc est vaste... Mais vu qu'il n'y connaît personne et a égaré son guide de voyage, probable qu'il reste bloqué.

Nous plaisantons gentiment de Nicolas et des pluies torrentielles de la journée.

- Le pauvre... dis-je. Il n'a pas dû arriver sec à l'arrêt de bus !

Ayal éclate de rire, à hoquets si communicatifs que bientôt, je me tiens les côtes.


Notre dernière soirée - pensons-nous - se déroule comme la précédente : en tête-à-tête sur l'escalier de la guesthouse, à papoter en fumant des cigarettes.

Lorsque nos bouteilles de jus de fruit, de pâles imitations de Schweppes sans bulles, sont vides, l'un de nous s'approvisionne à la cahute du bas des marches. Dans cette pauvre cabane en planches loge un couple âgé, sans doute les gardiens et employés à tout faire du patron.

La porte, fermée, isole l'intérieur du froid mordant de la nuit. Les meubles sont rares et bancals. Une vieille télé aux images brouillées crachote une émission quelconque. Les articles à vendre, pas plus de deux par tête, sont rangés avec soin sur des étagères.

Il n'y aura bientôt plus de jus de fruit.


En attendant la panne sèche, nous continuons à discuter. L'horloge de la salle commune indique minuit et demi, mes paupières s'alourdissent, mes jambes s'ankylosent mais je m'en fiche.

J'écoute Ayal.

Celui-ci croit en Dieu et donc à l'absence de hasard. Rien n'arrive juste comme ça, par accident. Tout événement, même le plus anodin, même le plus déplaisant, a un sens, une fonction, une utilité.

La gageure ? Découvrir laquelle.

Ayal est intimement convaincu que chaque rencontre, unique, est porteuse d'un enseignement ou d'un message. Cachés souvent, évidents parfois.

- Toi, par exemple, souffle-t-il, je t'ai vue en rêve.

- Pardon ?

- Oui, une semaine avant d'atterrir en Mongolie.

Il me raconte son drôle de songe, la silhouette de cette femme blonde, évanescente tel un fantôme, qui portait mon prénom.

- Une simple coïncidence, Ayal...

 

L'homme de la yourte 7Je l'affirme sans véritable conviction, presque pour me rassurer. Comme Ayal je crois qu'à certains moments-charnières, lors de périodes de questionnement, de mal-être ou de doute, le "hasard" place, tel un petit Poucet, des signes sur notre route.

Des signes ou quelqu'un.

C'est ainsi que, décidée à quitter la France, je me suis retrouvée à Koh Tao, ainsi que j'ai fait la connaissance d'Ethan, ainsi qu'ont commencé mes aventures de plongeuse nomade.

La durée de la rencontre importe peu, c'est son contenu, sa densité qui comptent.

Brève, elle peut ne tenir qu'en une phrase, mais une phrase décisive.

Longue, en une histoire d'amour.

Moyenne, en une conversation. Sur les marches d'une guesthouse à Oulan Bator, pourquoi pas ?

 

Ayal sourit et son visage s'éclaire en creusant les rides au coin de ses yeux. Profondes, elles le font paraître plus âgé sans rien lui enlever de son charme.

Ayal est beau quand il sourit, mais depuis la veille je le sais : ses nombreux sourires dissimulent beaucoup de tristesse, coupe trop remplie qui déborda lors de notre visite au monastère de Gandan.

En raison de l'heure tardive, les lieux semblaient désertés. Menaçant de crever en averse, un ciel blanc d'orage pesait sur les toits. Les touristes s'acheminaient vers la sortie alors que nous zigzaguions entre les flaques. Un moine empestant l'alcool gardait le bâtiment principal. Il accepta, bougon, de nous laisser passer. Nous lui achetâmes trois tickets et, à peine entrés dans la salle, l'émotion nous submergea.


Sur les autels surchargé de fruits, de gâteaux et d'encens, des bougies brûlaient. Un monumental Bouddha d'or se dressait devant nous, minuscules humains peinant à égaler la taille de sa paume. Tout le long de la paroi l'entourant, des milliers de répliques dorées priaient derrière les vitres.

Ça et là, un billet glissé en offrande.

Un moulin à prières égrenait des mantras, rassurante litanie invitant au recueillement.

 L'air était lourd d'encens, de cire fondue et de dévotion.

Bertille empoigna son appareil photo. J'avançai avec respect vers la gigantesque statue. Seul Ayal resta en arrière, immobile, comme pétrifié par la solennelle beauté du temple, son aura de sérénité et de paix sans mélange.

Des larmes montèrent à ses paupières. Je me détournai.

Je fus la première à sortir de la salle, Ayal le deuxième. Je ne m'approchai pas de lui. Surtout ne pas le déranger, ne pas interrompre ses pensées ni en perturber le cours.

Il viendrait à moi lorsqu'il serait prêt. Ce qu'il fit avec un sourire troublé, au creux d'un silence qui unit nos yeux.


L'homme de la yourte 6Ayal traverse une intense période de doute. Moi aussi.

Depuis les marches mangées de nuit je songe à Noam, que chaque mot hébreu sorti de la bouche d'Ayal ressuscite.

Noam qui depuis plusieurs semaines habite chez moi.

Noam qui, je m'en doutais, a abusé de ma confiance.

Noam qui jour après jour me déçoit.

Noam qui me met en colère et que je n'ai plus envie de retrouver.

Sacré retournement de situation.


Ayal, lui, a besoin de ce voyage en solo pour réfléchir. À la prochaine extension de sa clinique, un projet qui l'absorbera à temps plein alors que le temps, il court déjà après.

À la vie filant de plus en plus vite entre ses doigts. À son sentiment d'impuissance, sa frayeur, ses regrets de la voir lui échapper.

À la souffrance de ses patients qu'il tente de soulager. À la mort aussi prochaine qu'inéluctable de certains d'entre eux.

À ses enfants, ses deux amours qu'il a failli perdre et qu'il évoque les prunelles brillantes.

À son couple qui bat de l'aile. À l'incompréhension mutuelle qui se creuse, au désir en fuite, à l'intimité, la joie perdues, abîmées par la routine, les contraintes, les disputes.

Tant et si bien qu'avant le départ d'Ayal, sa compagne lui a dit :

- Pars donc, si cela peut t'apaiser. Mais reviens-moi plus heureux, s'il te plaît.

Je hoche la tête. Sages paroles.

 

La petite aiguille de l'horloge s'est arrêté sur le un, la grande sur le six. Demain le réveil sonne, impitoyable, à sept heures.

M'en fiche, je veux prolonger ces instants. Lorsqu'Ayal reviendra à Oulan Bator, Bertille et moi en seront déjà parties.

Probable qu'après cette soirée, je ne le revois plus jamais, ni lui ni ses immenses sourires. Il aimerait, certes, prendre une ration de soleil aux Philippines, y voyager et y plonger en ma compagnie. Mais d'Israël à mon île la distance est grande, du genre de celles qu'on ne s'inflige pas pour un week-end.

Puis, très vite, s'interposent les ennemis qui dévore Ayal : ses responsabilités et son manque chronique de temps.

Un résident de la guesthouse pousse le portail. Nous nous écartons pour le laisser gravir l'escalier et reprenons nos places, un peu plus proches.


L'homme de la yourte 8Deux heures et quart.

Ayal bâille. Je l'imite. La fatigue, nous le savons, a hélas gagné la partie.

La veille nous nous étions levés d'un même élan pour retourner dans la salle commune. Un peu gauche, je faisais face à Ayal en me demandant quel au revoir convenait en clôture à nos longues conversations.

Une poignée de main ? Bien trop formel.

Deux bises ? Trop osé, peut-être.

Un simple salut ? Impossible, trop froid.

Ayal trancha d'un :

- Can I give you a hug ?

Me serrer dans ses bras ?

Bien sûr qu'il le pouvait ! Avec plaisir, même !

En un éclair je fus happée, enlacée, embrassée sur les tempes, le front, le nez. Lorsqu'Ayal me lâcha, j'avais le coeur battant et les joues roses.

Ce fut en chancelant que je retournai à la chambre où dormait Bertille.

 

Ce soir-là, je le sens, sera différent. Différent comment ? Aucune idée.

Celle-ci se précise quand Ayal, un peu nerveux, un peu timide, demande :

- Viendrais-tu dans ma yourte ? Je n'ai pas envie de dormir seul. J'ai besoin de tendresse, je crois.

Et que, sans hésiter ni réfléchir, je réponds :

- Oui.

 

 

La suite ici.

 

 

Après une longue pause, je m'interroge sur le devenir de ce blog.

Chaque article me demande beaucoup de temps et le très faible nombre de retours me déçoit. Ce sentiment n'est pas nouveau, il avait contribué à mon arrêt.

Pas certaine, donc, de vouloir poursuivre.

À voir.

 

Photos : Horst P. Horst, DR,

Alexandre Vitkine, William Wegman.

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Mercredi 16 janvier 3 16 /01 /Jan 17:46

 

Oulan Bator, Mongolie, 15-18 juillet 2012.

 

 

AyalLa chambre est froide, si froide qu'elle a le souffle glacé des caveaux. Et humide, si humide, que les gouttes suintant des tuyaux maculent le plancher.

Bertille, malade, dort enroulée dans les couvertures.

Moi, je tiens mon carnet de bord dans la salle commune. Mon poignet, mes doigts et mes épaules sont douloureux, conséquence des pages noircies au fil des heures.

Voilà de toute façon des semaines que chaque journée apporte son lot de douleurs. Il y a, surtout, cette fatigue qui depuis notre raid à cheval ne me lâche plus, s'interposant tel une brume opaque entre le monde et mes yeux.

J'ai la conscience aiguë de ne pas être à ma place dans ce pays d'étendues infinies et de nuits glaciales. Dureté des conditions de vie, du climat, des Mongols à l'hospitalité pourtant tant vantée... La douceur philippine me semble un rêve aussi lointain qu'inaccessible.


De l'autre côté de la table, penchée sur son ordinateur, écouteurs vissés aux oreilles, une Hollandaise aux strictes lunettes rectangulaires, journaliste venue réaliser un reportage sur le festival du Naadam*.

Autour d'elle, des touristes qui discutent. Tous sont de passage, la plupart prépare un trip dans la steppe. Il y a des Français, des Scandinaves, quelques anglophones et beaucoup d'Israéliens. Allez savoir pourquoi, eux n'ont pas besoin de visa pour entrer en Mongolie.

Parmi eux, lui qui vient juste d'arriver.

Lui si brun et aux cheveux si drus que je le prends pour un méridional. Un Espagnol, peut-être.

Lui et sa langue gutturale qui m'évoque sur le champ Noam.

Lui qui pousse le portail de la guesthouse alors qu'appuyée à la rambarde de la terrasse, les os réchauffés par le soleil, je fume en écrivant.

Lui qui me gratifie d'un sourire si large et chaleureux que mon stylo, comme saisi, s'arrête sur la feuille. Ce sourire qui, plus tard, fera apprécier à Bertille la beauté de cet homme, sa beauté et son humour, sa simplicité, sa bienveillance.

Lui qui, une heure plus tard, revient se présenter d'un "Ayal" et d'une paume tendue.

Lui qui allume à son tour une cigarette et me présente Nicolas, un Français croisé dans l'avion.

Perdu et fébrile, le Nicolas. Le corps d'un Schwarzie accro au body-building mais le manque de confiance d'un garçonnet. Bourré d'envies mais démuni de temps, tournant dans la guesthouse comme un lion en cage.

- Je ne suis pas sûr de vouloir voyager avec lui, glisse Ayal. Il me stresse...

 

Ayal 2En attendant, le duo partage une des yourtes* plantées sur le toit de la bâtisse.

Ayal souhaite s'en aller dès le lendemain mais son sac s'est perdu entre deux avions. Ses affaires se résument, du coup, à celles qu'il porte sur lui.

Problématique pour affronter un climat froid et dommageable pour ses vacances : outre des vêtements chauds, ses bagages contiennent le nécessaire de camping indispensable à son périple en steppe.

Boro, un guide rencontré lors d'un précédent voyage, doit l'accompagner.

- Je veux absolument partir, dit Ayal. Mais comment ? Et avec quoi ? Je n'ai que dix jours à passer ici, impossible d'attendre mon sac une semaine... Il faudrait que je rachète tout !

Ce qui, au vu des prix mongols, lui coûterait une petite fortune.


Aussitôt l'idée germe : ce vendredi, Bertille et moi serons à Beijing. Nous n'avons plus l'usage de nos pulls chauds, de nos jeans trop grands, de nos bonnets polaires ni d'une foule d'articles qu'au pire, nous rachèterons en Chine à prix modique.

- Bon, OK, je suis une fille... ris-je en regardant mes seins. Mais quelques-unes de mes fringues peuvent quand même te convenir. Essaye-les. Si elles te vont, tu les prends !

Ayal se récrie en s'étonnant de ma générosité.

Je hausse les épaules, évoque la solidarité entre voyageurs, lui raconte comment certains, de l'Inde du Nord à la Malaisie, m'ont tirée d'un mauvais pas, lui affirme que les biens sont faits pour circuler et non être gardés. Que, de toute façon, leur absence ne me privera pas.

Puisque lui en a besoin, autant qu'il s'en serve, non ?

- D'accord... lâche Ayal, vaincu.

Nous nous observons en pouffant.

Un mètre soixante-trois pour moi, un bon mètre quatre-vingt pour lui. Un corps costaud, massif, un peu lourd, tout en muscles et puissance contre ma corpulence de crevette. Malgré les kilos gagnés en Mongolie, ma silhouette n'approche ni de près ni de loin la sienne.

Je parie en silence que rien ne lui ira. Mes fringues les plus larges à la rigueur, et encore...

 

Ayal me suit dans la chambre-caveau où Bertille, enthousiaste, se met à vider son sac.

- Essaye ça !

- Ça aussi !

Je propose à notre invité d'utiliser la salle de bains pour se changer. Il décline mon offre et, sans gêne apparente, enlève ses chaussures, sa chemise, son pantalon.

En un tournemain le voilà face à nous en caleçon et chaussettes.

 

Ayal 3Pulls, débardeurs et tee-shirt enveloppent bientôt ses épaules d'un patchwork criard. La plupart, trop petits, découvrent son ventre, s'arrêtent à mi-bras, l'étranglent et moulent sa poitrine de façon ridicule.

À chaque habit à peu près à sa taille, Ayal s'exclame :

- Great ! I take it, thank you, girls !

Me retenant de glousser devant cet homme si viril soudain changé en porte-manteau féminin, je lui propose de se regarder d'abord dans une glace.

 

Dans cette chambre en plein bidonville d'Oulan Bator, j'ai l'impression totalement décalée de revivre mes folies parisiennes, d'obliger un soumis à se travestir et de jouir de sa surprise, de son ravissement ou de sa volonté pliant devant la mienne.

Le summum de l'étrangeté est atteint lorsqu'Ayal s'étire, buste comprimé par trois tee-shirts vert, rose et jaune, à manches courtes et longues, fesses et cuisses serrées par un jeans lui arrivant aux chevilles.

Fiché en travers des lèvres, cet immense sourire qui le quitte rarement.

Perfect !

J'objecte qu'à peine capable de marcher, il ne pourra pas enfourcher son cheval.

No, no, it's OK ! insiste-t-il en esquissant trois petits pas.

- Le tissu se détendra... encourage Bertille.

Je l'espère. Pas le choix, de toute façon.

Une gourde incassable, une lampe de poche à dynamo, un couteau suisse, une serviette, une écharpe et des gants rejoignent le paquet d'affaires. Pas mal, mais pas de quoi affronter les nuits glaciales non plus...

Bertille et moi avons alors la même idée au même moment.

 

Une dhel était de notre périple. Manteau traditionnel mongol taillé dans un lourd tissu pour l'hiver, plus léger pour l'été, elle couvre le cou, les jambes, le dos des mains et se ferme par une large bande tissu roulée autour de la taille. Le pan ainsi ménagé forme une large poche sur la poitrine.

Mon amie et moi surnommions celle de notre guide "le trou noir" : tout ce qui l'intéressait, tout ce que nous lui donnions y disparaissait pour ne jamais en ressortir.

La dhel est sans conteste le vêtement idéal pour la steppe. Elle tient chaud, sert de couverture, d'oreiller et de rempart à l'intimité : se soulager sur un terrain invariablement plat, c'est forcément exhiber ses fesses, que seule une dhel peut dérober aux regards.

Précieuse alliée de notre aventure, la nôtre fut donnée à Bertille avec mépris :

- Tiens, prends ça pour aller pisser la nuit !

Lancée d'un revers de poignet, elle atterrit sur nos sacs.

 

L'homme de la yourte 3De retour à Oulan Bator, nous renonçâmes à la garder. Nos bagages étaient pleins et la dhel trop lourde, trop encombrante, parfaitement inutile sous le climat philippin.

Nous cherchions quelqu'un à qui l'offrir.

Quelqu'un qui en aurait vraiment besoin et apprécierait le cadeau à sa juste valeur.

Ce quelqu'un, nous venons de le trouver.

No, girls ! No way ! proteste Ayal.

Mais après l'avoir essayée, il doit se rendre à l'évidence : cette dhel noire, marron et or lui sera indispensable.

Touché, il affirme que nous lui sauvions son voyage.

Et nous, que personne d'autre que lui ne pouvait mieux recevoir ce présent.

C'est toujours émouvant lorsqu'un objet, a fortiori très particulier, trouve son exacte destination.

 

 

La suite ici.

 

*Naadam : fête nationale se tenant en juillet. Elle donne lieu à des courses de chevaux, des compétitions de lutte et de tir à l'arc (les 3 sports traditionnels mongols).

*Yourte : habitation traditionnelle des nomades. Il s'agit d'une tente ronde démontable munie d'un poêle, de lits et de quelques meubles. 

 

Photos : 1re et 3e : William Eggleston ;

2e : Greg Girard, 4e : William Wegman.

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Mardi 15 janvier 2 15 /01 /Jan 13:01

Vous pouvez répéterDeux couples s'installent au bar de la plage. La serveuse, jupette et sourire de rigueur, vient noter leurs commandes.

Une femme blonde :

- Un Coca, s'il vous plaît.

Son compagnon :

- Deux !

L'autre couple :

- Trois !

- Quatre !

Un quart d'heure plus tard, la Filipina revient, son plateau chargé de bouteilles. En pose une devant la femme blonde, deux devant son compagnon, trois puis quatre devant l'autre couple.

Soit... dix Coca en tout. 

 

Un autre bar.

Désespérant d'attirer l'attention d'un serveur, je passe commande au comptoir :

- Un jus de calamansi froid, please.

- Un jus ? Un seul ?

- En effet. Juste pour moi, merci.

- Chaud ou froid ?

- Froid...

- Je répète, Mââm : un jus de calamansi froid !

- C'est bien ça, oui...

Cinq minutes se passent et la serveuse arrive à ma table avec... un Coca.

De quoi rire mais dans le fond, c'est triste.

 

Ces mésaventures quotidiennes m'évoquent aussitôt une conversation avec Dee, une copine allemande. Dee a étudié un semestre dans la meilleure université de la ville voisine. Fac dotée, comme il se doit, d'un nom religieux et d'uniformes comprenant une jupe grise coupée aux genoux, une chemise blanche, une cravate, une veste et des chaussures noires.

En qualité d'étrangère, Dee en était dispensée, ce qui la rendait encore plus visible. De tout l'amphithéâtre, devinez qui était la plus grande, la plus âgée, la blonde aux yeux clairs...

Dee évoque le niveau des cours, très bas selon elle, des examens qui l'ont laissée (euphémisme) sceptique : les étudiants reçoivent d'abord un texte à apprendre par coeur. Une semaine plus tard, les voilà, stylo en main, devant une feuille blanche et l'intitulé "reproduisez le texte".

Aucune liberté, aucune entorse, aucune licence n'est autorisé : tous les mots du texte original, absolument tous, doivent figurer sur la copie. Synonymes, développements et raccourcis ne sont pas acceptés. Exprimer différemment la pensée de l'auteur, en restituer les concepts à l'aide d'autres formulations, d'autres phrases, d'autres tournures, est sanctionné.

Pire, compté faux.

 


Vous pouvez répéter 2Le juste, le 20/20 avec félicitations du jury, c'est la répétition à la lettre, voire le rabâchage idiot.

Les étudiants ne comprennent rien de ce qu'ils recrachent ?

Peu importe tant qu'ils le recrachent à la virgule près.

Consigne est de produire un clone, non d'interpréter.

Toute discussion, toute critique sont proscrites. Et formelle l'interdiction de prendre le moindre recul ou d'oser une idée tan soit peu personnelle.

L'analyse, l'originalité, la remise en cause, c'est le mal, un impardonnable péché d'orgueil.

 

L'école d'ici ne fabrique pas des gens qui pensent, mais des perroquets qui répètent. Sans s'interroger, surtout, sur le bien-fondé de cette répétition.

Règle d'or et d'airain : on ne questionne ni les professeurs, ni le système, ni les règles. Le trio est infaillible parce que, du haut de sa chaire il possède, délivre, martèle la seule, l'unique bonne façon de faire : 

- Répétez ! Tous en choeur !

Le formatage des cerveaux commence sans surprise dès le primaire.

Et en bout de chaîne, ça donne quoi ?

Un Coca, deux Coca, trois Coca.


À mon tour je m'interroge : les gens qui pensent seraient-ils si dangereux ?

Contiendraient-ils le ferment d'une possible révolution ?

Détiendraient-ils la capacité à faire vaciller le système établi ?

Menaceraient-ils l'équilibre d'une société traditionnelle, corsetée par les piliers de la famille et de l'Église ?

Attention, je ne dis pas que les Philippins sont idiots. Ça, ce serait pour le coup stupide.  Impossible de blâmer quelqu'un de n'avoir reçu ni une formation de qualité, ni les outils adéquats, ni l'entraînement ad hoc, ni l'encouragement à se démarquer du plus grand nombre.

Penser par soi-même, c'est comme le vélo : ça s'apprend.

 

Pin up de Gil Evgren, photo de Willy Ronis.
Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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