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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
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Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Feu mon amour

Vendredi 10 septembre 5 10 /09 /Sep 20:22

StupreJe ne sais pas comment c’est arrivé. Juste que ce fut sans prévenir. Feu mon amour dut effleurer une seconde ma main et moi sa bouche. La seconde d’après, son doigt était dans ma bouche. Celle d’après encore, sa bouche sur la mienne.


Notre premier baiser fut un vol, le second un rêve. Chaste d’abord, tout en pudeur et retenue, en caresses de lèvres closes, en frôlements piquetés de sourires et de souffles réprimés. Puis le serpent de ma langue se faufila entre ses dents, là où la sienne l’accueillit et l’enveloppa, enroulée à elle comme le lierre au tronc, attachée comme la licorne à sa pâture, coulée en elle comme l’épée dans son fourreau.

 

- Je voulais te dire…

- Chut…

Mon pouce scella sa bouche.

« Tais-toi, s’il te plaît… Dire serait déjà retrancher…  La vérité est en creux, mais il ne faut pas creuser. »

Le tango de notre baiser brûlant, syncopé, animal, reprit en une fièvre. Pelotonnés l’un contre l’autre, tanguant, basculant cuisses collées et doigts mêlés, nous chavirâmes dans une danse muette. Abolis, le monde alentour, les cliquètements des couverts, le raffut des klaxons, les regards des clients et des passants posé sur nous.

Une voix désagréable nous interrompit soudain :

- Hot-dog !

Boum. La serveuse posa sèchement un plat sur la table. Délogés de notre bulle, nous regardâmes, stupides, une saucisse rosâtre coincée entre deux tranches de pain. Sa croûte se décorait de larges giclées de sauce grumeleuse.

De quoi nous couper et le désir et l’appétit.

 

Comment le programme de la soirée fut-il fixé ? Le plus naturellement du monde, sans doute. Nous étions si bien, son départ si proche, nos baisers de si bouleversants avant-goûts du plaisir, que nous séparer eût été absurde. Je proposai donc à Feu mon amour de venir chez moi.

Son visage tour à tour s’éclaira et se renfrogna.

- Volontiers, mais je ne suis pas sûr de… Enfin, tu comprends…

Oui, je comprenais parfaitement. Lorsqu’un homme avoue à une femme qu’il n’est « pas sûr de », il n’y a qu’une interprétation possible, et rarement agréable.

J’allumai une cigarette. Effleurai son oreille et soufflai entre deux bouffées :

- Aucun problème.

Je ne mentais pas. J’aimais trop sa compagnie pour ne la désirer qu’à l’horizontale.

Un signe à la serveuse. Docile, elle vint ramasser addition et billets et nous nous levâmes, engourdis d’être restés si longtemps assis. Nous quittâmes la terrasse en titubant dans la lumière déclinante de l’après-midi.

Le feu rouge du boulevard signa notre séparation. Sur ma bouche, le goût de ses lèvres piquantes de barbe effaça celui, amer, du café.

- À tout à l’heure, alors ?

- À tout à l’heure, alors.

 

Stupre 2Tapie derrière la porte, je l’attendais. Cambrioleuse dans ma propre maison, forcée à me cacher et à ne point faire de bruit. Précautions ridicules de ceux qui n’ont pas l’esprit tranquille, je le savais. Soucieux de préserver mon espace, jamais Martin ne s’invitait chez moi à l’improviste. Ce qui ne signifiait pas qu’il n’oserait jamais…


Feu mon amour n’arriva pas les mains vides, mais avec une bouteille de vin et un ramequin de foie gras dans un joli sac rouge. Je préparai le repas. Oubliai une foule de choses que je rapportai au fur et à mesure, m’emmêlant dans le sel, le poivre et les épices.

Le tout atterrit sur la table basse. Nous dînerions sur le tapis, je n’avais pas de sièges.

M’agenouillant à ses côtés, je l’enlaçai pour manger son cou de baisers. Puis, brusquement, m’arrêtai.

- Euh… Je crois que le pain brûle.

- Ne laissons pas la réalité gâcher les bons moments.

Une fumée noire envahit la pièce, nous piqua le nez. Suffoqués par l’odeur âcre, nous nous ruâmes sur le grille-pain,.

- A propos de la réalité… tu disais ?

 

Alignées en rangs d’oignon sur le meuble japonais, ma collection de chouettes nous observait. Les plus sages avaient gagné leur place au premier rang. Leurs yeux indiscrets, ouverts sur l’obscurité, dardés sur le lit, ne cillaient pas.

Dans mes bras, Feu mon amour n’était pas beau mais plus que ça : nu. Les formes pâles de nos corps composaient un tableau d’ombres mouvantes.

Pressée contre ma poitrine, sa peau douce et dense n’était plus un continent inconnu, mais la côte familière que j’abordais pour l’enserrer à la corde de mon ancre, ivre des vagues qui nous roulaient sur le sommier.

Ce soir, c’était le dernier soir, c’était la tempête.

Mon nez se nicha dans son cou. Son parfum me grisait. Je le respirais à petites bouffées teintées de son odeur irremplaçable et si particulière. Cheveux tirés par ses mains, tête renversée sur les oreillers, lèvres lapées par les siennes, je tanguais en haletant. Plus fort, plus vite, il m’emportait. A lui je me rendais puis me libérais, répondant à l’appel de son sexe dressé entre ses cuisses.

 

Stupre 3Le lendemain il récupéra son passeport. Son avion décollait le soir même.

Nous avions rendez-vous au fond d’une impasse que je cherchais en vain. Le temps filait en autant de minutes volées. Celui que je mettrais à arriver était autant qui nous serait retranché.

L’impasse, enfin.

Immeuble délabré, cage d’escalier étroite. Appartement en chantier. Pots de peinture. Fenêtres ouvertes pour fumer une cigarette.

Nous explorâmes le chantier pour trouver de quoi boire un dernier verre. Feu mon amour retourna les caisses d’alcool, déchiffra les étiquettes russes des bouteilles.

Musique. De peur que je ne les oublie, il me murmura les paroles de la chanson :

« Faire puis refaire ses bagages… ».

Son sourire me ravagea.


Sa bouche une dernière fois.

Le taxi démarra. Je crus voir son bras s’agiter derrière la vitre, levai le mien à tout hasard. Titubai en égarée le long des pavés, mains recroquevillées dans les poches. Les lumières diffuses des réverbères se teintaient d’eau. Plus j’avançais, plus elles se brouillaient en un kaléidoscope de teintes mêlées.

J’avais besoin de voix chaudes et lentes qui me susurreraient des mots doux, d’accords de piano qui m’emmèneraient ailleurs, loin de cette ville froide et triste. Sur les trottoirs ne régnait que le silence. Je lui avais laissé mon casque de baladeur.

Mes talons égrenaient sur le bitume la mélodie saccadée de l’absence. Obstinée, têtue, je marchais en suppliant qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi, un signe venu d’en haut ou d’en bas, un tremblement de terre ou un ouragan qui courberait les arbres, fendrait le trottoir, distordrait la route pour m’arracher aux lignes trop droites de l’horizon.

 

- Hé, mademoiselle !

Le cri avait jailli de la chaussée. Je refusai d’y prêter attention. La voix insista :

- Youhou, Mademoiselle, bonsoir !

De guerre lasse, je m’arrêtai et découvris, monté sur son vélo stoppé au feu rouge, Maktan, mon ancien voisin. Son sourire chaleureux sur ses dents blanches, son visage aussi noir que la nuit, ses longues mains battant l’air pour me demander de m’approcher.

- Hé, voilà des mois qu’on ne s’est pas vus ! stridula-t-il, guilleret. Je croyais que tu avais déménagé ! Tu vas bien ?

Fixant bêtement le feu qui passait au vert, je ne lui répondis pas.

Interloqué par mon silence, Maktan m’enveloppa de ses prunelles charbon. Je n’y étais pas préparée. Des larmes débordèrent de mes paupières. Je tapai du pied en les essuyant d’un geste rageur.

- Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Rien.

 

L'antre du stupre 3Sans crier gare, les vannes lâchèrent. Je bredouillai des mots sans suite : rencontre, nuit, magie, folie, culpabilité, aéroport.

Perplexe, Maktan les mit bout à bout pour faire sens. Me gratifia du regard consterné de celui qui n’a aucune solution à proposer.

- Tu vas faire quoi, là ?

- Rentrer chez moi.

Dans l’appartement, le désordre du matin m’attendait. Amer et doux à la fois, comme un lendemain de gueuleton dont il ne restait que les miettes. Les grives, c’était hier ; les chiures de merle, aujourd’hui.

Assiettes du petit-déjeuner, couverts en vrac sur les plateaux, draps en désordre, oreillers encore gorgés de nos odeurs… Tous ces objets désincarnés me narguaient.

 

A dix heures et demi, mon téléphone sonna.

« À l’embarquement. Tu vas me manquer. Je t’embrasse, ma demoiselle. »

« Moi aussi. Tu vas me manquer... » pensai-je.

C'était la première fois que nous nous séparions.

Là se trouve la dernière.

 


 Photos : 1re et dernière Brassaï, (L'Extase pour la 1re),

Frédéric Fontenoy, Willy Ronis.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Vendredi 10 septembre 5 10 /09 /Sep 11:51

AntichambreJe me réveille. Martin est en costume de travail et en retard, comme toujours. Mais au lieu de se dépêcher, accroupi sur le plancher, il me regarde. Dans ses yeux brille tout l’amour qu’il me porte. L’amour et le regret de ne pouvoir me rejoindre pour m’étreindre une dernière fois.

Il soulève tendrement la mèche qui barre mon front.

Je lui souris avant de replonger dans le sommeil.

 

La porte de l’appartement claque. Je me redresse d’un bond.

Dix heures. Je sais que je vais appeler Feu mon amour. Je sais aussi que c’est une erreur. Je relis nos messages de la veille. Tente de me persuader que lui parler n’aura aucune importance, aucune conséquence.

Après un triple café, j’en doute encore.

Mes réticences s’évanouissent sous une douche glacée.

J’ai la trentaine passée, un homme dans ma vie et la tête arrimée aux épaules. Ce n’est pas un simple coup de fil qui changera la donne.

Onze heures. Je compose le numéro de Feu mon amour.

Mon cœur bat la chamade mais ma voix ne tremble pas. Nous convenons de boire un verre dans l’heure qui suit. Je le laisse décider du lieu de rendez-vous.

 

Je vérifie mon maquillage devant le miroir du couloir. Rectifie ma coiffure, lisse ma jupe et enfile mon manteau. Fais une dernière fois le tour de l’appartement vide. Tout est en ordre à l’exception de mes affaires. Mes magazines traînent sur la table. Mes chemises godaillent sur une chaise. Mon gros sac de soirée bâille à côté du canapé. Le paddle en dépasse. Abandonné parmi mes accessoires, fiché droit entre ma robe et mes cuissardes, il a des airs de reproche muet.

Le claquement sec de la porte résonne dans le couloir comme un avertissement.

Je donne un tour de clef, gorge serrée par l’impression tenace de perdre quelque chose.

Remontant la rue au pas de course, je m’engouffre dans le métro. Mince, huit stations. Jamais je ne serai à l‘heure.

 

Montgallet, Reuilly-Diderot, Ledru-Rollin.

Mes nerfs se tendent en cordes de violons. Des doigts invisibles les pincent pour me forcer à jouer une partition en aveugle. Tempo, mélodie ne sont qu’un brouhaha confus au-dessus duquel s’élève, seule, obstinée, pure, la note aiguë de mon désir.

Revoir Feu mon amour une dernière fois.

D’ici à son départ, il doit avoir une foule de démarches administratives à boucler, de courses à faire, de gens à saluer.

Tant pis si le temps nous est compté. Tant pis s’il a un autre rendez-vous dans l’après-midi.

Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

Anrichambre 3Bastille, Chemin Vert, Saint-Sébastien Froissart.

La musique de mon pouls s’accélère. Staccato, fortissimo. Un café, deux cafés et viendra l’heure de nous séparer.

Que nous dirons-nous avant « au revoir » ? Aucune idée.

Parlerons-nous de nous ? Le sujet est presque clos.

Tu m’as plu, je t’ai plu ; tu es en couple, moi aussi. Le moment qui nous aurait rassemblés nous a échappé. Une occasion manquée à ajouter à la longue liste des autres, sans possible retour de manivelle.

Qu’est-ce que je fiche là, alors ? J’espère rattraper l’insaisissable ou n’avoir rien sur quoi me désoler. Ne pas venir aurait été me défiler, nier l’élan qui me porte, troquer le regret contre le remords. Pourtant, je le sais, les adieux non consommés sont les plus tristes, parce qu’on ignorera toujours ce qu’on a raté.

Tant pis. Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

Filles du Calvaire, République.

Les doigts invisibles s’emballent en une mélodie désaccordée. Un air lancinant brisé d’harmoniques plaquées à pleine paume, martelant mes tempes du battement de mon sang.

Si je l’écoute, je me rue tête haute sur la place. Si je pense à Martin, je repars échine basse dans l’autre sens.

Tant pis. Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

La terrasse du café-restaurant mord largement sur le trottoir. Je tente de le repérer parmi les nombreux clients. Femmes, couples, familles, groupes… mon regard les traverse comme s’ils étaient transparents. C’est un homme seul et brun que je cherche. Là, justement, il y en a un, qui sirote un thé en feuilletant un journal. Il lève la tête pour héler la serveuse.

Ce n’est pas lui.

Mais où est-il donc ? Nulle part. Soit il est davantage en retard que moi, soit il a changé d’avis, troquant le déraisonnable pour la sagesse qui me fait défaut.

 

Une main s’agite à l’autre bout de la terrasse. Mon cœur exécute une triple cabriole piquée.

C’est lui.

Je louvoie entre les chaises et lui souris. Enfin, je crois.

Son visage n’est pas tout à fait conforme à mon souvenir. L’éclat de sa peau, plus mat ou plus velouté, a changé. Lentement, son image diurne se dépose sur son image nocturne. Lentement, les deux s’agrègent pour se confondre en une seule : Feu mon amour devant moi.

 

- Désolée de t’avoir fait attendre.

- Mais non.

La vérité est de mon côté, la politesse du sien.

Un temps d’arrêt. Depuis le début, notre rencontre s’est tellement déroulée à l’envers que le dépourvu me rattrape. Comment dire bonjour à cet homme qui m’a embrassée puis entendue jouir ? Dois-je attendre qu’il se lève ou m’asseoir sans attendre ? Lui faire la bise ou ne pas faire un geste ?

Par chance, il prend l’initiative de se déplier et, une fois à la verticale, de baisser la tête. Ah oui… J’ai oublié à quel point il était grand.

Je lui présente ma joue. Il préfère le coin de ma bouche.

Installés côte à côte, nous nous regardons en face à face. Il prononce une phrase que je n’entends pas, ravie d’avoir trouvé la couleur exacte de ses yeux : ébène-chocolat. Un nom rêvé pour un sorbet, couronné d’une pépite en grain de beauté à l’intérieur de sa paupière gauche.

 

Antichambre 4Un café brûlant plus loin, la glace est rompue. Nous avons plongé dans les eaux bouillonnantes de discussions à tiroirs, sautant d’un superflu à l’autre en laissant l’essentiel de côté.

Mais non. L’essentiel est que je me sens bien, follement bien en sa compagnie. Et que la réciproque a l’air vraie.


Peu à peu, l’univers ordonné de la terrasse se referme sur nous. Isolé de l’agitation extérieure, calfeutré de la bise d’hiver, le périmètre étroit de notre table, de ses soucoupes et de son cendrier enclot le petit monde de notre intimité. Une bulle parfois percée de la voix aigrelette d’un troisième larron s’interposant sans crier gare : le téléphone de Feu mon amour.

Celui-ci parle en anglais et je l’écoute, captivée par ses inflexions pour ignorer les mille détails qui règlent son départ.


Asie, Europe, Amérique… Cet homme est plusieurs à lui seul. Un métis, ou plutôt une mosaïque. Ce que j’ignore encore, c’est que ses pièces ne sont pas assemblées mais disjointes, éclatées comme son identité plurielle.

 

Il ôte une bague en or de son annulaire pour la déposer dans ma paume.

- La chevalière dont j’ai héritée, frappée aux armes de ma famille.

Je creuse la main et la bague exécute un lent demi-tour. Une silhouette de cheval apparaît. Non, pas un cheval, une licorne fougueuse et chimérique.

 

Mon envie de le retenir bute contre la nécessité de le libérer. On n’entrave pas une licorne, on se résigne à la laisser s’échapper. Avec, en prime, le sourire hypocrite de la désinvolture quand on est malhonnête.

- Tu m’as dit que tu avais rendez-vous. À quelle heure ?

- Aucune importance, il a été annulé.

Une note bizarre dans sa voix me pousse à poser la question que je devrais taire :

- Rien de grave, j’espère ?

- Laura m’a quitté. Ce matin, juste après ton appel.

 

 

Photos, respectivement : John Carroll Doyle,

Richard Avedon, Jeanloup Sieff.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Jeudi 9 septembre 4 09 /09 /Sep 13:00

 

PurgatoireFendant l’air glacé de la nuit, nous regagnons la voiture. Ophélie installée derrière moi, Feu mon amour en diagonale, Martin au volant.

Je scrute mon reflet dans le rétroviseur. L’obscurité me maquille de ses ombres, mes traits tirés et mes cernes se devinent à peine. Je suis pourtant épuisée, vidée, repue de ces chairs frottées à la mienne, du désir de ces hommes vissés à mes bottes. Aussi comblée de leur adoration qu’insatisfaite de ce qu’aucun n’est en mesure de me donner.

L’addition de leurs hommages n’égalera jamais la soustraction de l’esquisse me brûlant encore les lèvres.

Le baiser inachevé de Feu mon amour.

 

Martin tourne la clef de contact. Place au silence des gens fatigués, mais pas seulement. Entre nous flotte un voile de tristesse ou un avant-goût de nostalgie.

Je pivote vers la banquette arrière.

Feu mon amour regarde par la vitre. La lumière d’une enseigne tombant à pic sur son visage durcit ses traits. Leur expression fermée, absente, le place à des milliers de kilomètres d’Ophélie.

Alanguie contre son épaule, elle ressemble à une fleur courbée. Une fleur qui, corolle renversée, lourde tige de son buste ployée, caresse des pétales de sa chevelure le blouson de Feu mon amour.

Je me détourne.

 

L’embardée d’un scooter nous frôle de près. Martin râle contre l’imprudence des chauffards du samedi soir, relançant du même coup la conversation enlisée dans un cul-de-sac. D’abord laborieuse, elle rattrape son allure de croisière au premier carrefour, s’emballe à la faveur d’une pointe de vitesse.

Feu mon amour et moi sommes cependant les seuls à nous en griser.

Martin, concentré sur la route, n’intervient qu’en pointillés.

Ophélie, elle, se tait.

Moins polie qu’égoïste, poussée par l’urgence des rues qui défilent, je veux profiter de cet homme avant qu’il ne parte, me soûler de ses mots, le pousser à parler encore et encore. De sa future mission qui m’intrigue, des précédentes qui m’intéressent, de son goût pour la photographie. Un sujet qui me passionne autant qu’il avive mes regrets. Partir en nomade, sac au dos, appareil en bandoulière, j’en rêve.

Ce rêve, Feu mon amour l’a réalisé.

Rien que pour cela, je l’envie.

Rien que pour cela, je l’admire.

 

Sans crier gare, nos échanges à sauts et à gambades se cabrent. D’un ton qui se veut détaché, Feu mon amour explique :

- Si je disparaissais en mission, rares sont mes proches qui le sauraient. Depuis l’étranger, je ne leur donne quasi aucune nouvelle. Éparpillés aux quatre coins du globe, ils ne se connaissent d’ailleurs pas. Mon décès passerait donc inaperçu… jusqu’au jour où, peut-être, ils l'apprendraient.

Les yeux happés par la route, j’approuve dans un vertige.

Drôle de vie qu’a choisie cet homme…  Partir, vivre loin, soit.

Mais pourquoi se couper de ses proches ? Les priver de le pleurer ?

Et comment l’aimer autrement que dans la peur infinie de le perdre ?

Sous le régime du manque et de l’angoisse, les sentiments sont une douleur chaque jour recommencée.

 

Purgatoire 2- Je tourne à droite à la prochaine ?

Mes réflexions éclatent contre le pare-brise. Je reprends pied dans la réalité rassurante de la voiture, de Paris et de ses boulevards tissés d’électricité, une sensation de chaleur sur la cuisse. La main de Martin. Carrée, épaisse, apaisante. M’invitant à lui répondre d’une pression que j’ignore pour me tourner vers Feu mon amour.

Les réverbères projettent leur damier mouvant sur son visage. Immobile, morcelé entre lumières et ombres, il a le mystère d’une statue.

- Tu pars mercredi, n’est-ce pas ?

Il acquiesce. Son front se retranche dans l’obscurité.

 

Terminus, tout le monde descend. Sur un trottoir place de la République. J’effleure les joues de Feu mon amour en songeant à ses lèvres.

Rêche de sa barbe contre douceur de sa bouche, je perds au change.

Pas en arrière sur le bitume, phrases de circonstance alignées à la place des regrets :

« Au revoir » pour « Dommage de t’avoir connu si tard », « A bientôt, peut-être » pour « Adieu ».

Les portières de la voiture claquent.

Dernier salut. Feu mon amour ferme son blouson. Sa haute silhouette se détache sur un panneau publicitaire. Manquerait plus qu’il appartienne à une agence de voyages.

Il part à gauche, Ophélie à droite.

À l’horizon, un jour blafard se lève à peine. J’ai envie de dormir. Ou de vomir.

 

- La soirée était réussie, hein ?

- Oui.

- Je crois qu’ils n’ont pas été choqués.

- Non.

Prisonnière du dédale de mes pensées, emmurée dans une anfractuosité inaccessible, j’oppose Martin la rocaille de mon mutisme.

- Si j’étais une femme, Altho me plairait. Alors en tant qu’homme, je suis jaloux, forcément.

Cette remarque me frappe en sèche volée de cailloux.

De profil, sourcils froncés, mon compagnon n’a pas l’air de s’adresser à moi, plutôt celui de réfléchir tout haut à un problème compliqué. Un qui n’attend ni délai pour être examiné, ni réponse pour être résolu.

- Jaloux de quoi, au juste ?

- Mais de sa personne ! Beau, intelligent, drôle, cultivé… Il a tout, non ?

- Hum… Des défauts aussi, sûrement. Va savoir… Il est peut-être chiant, susceptible, égoïste, râleur, invivable. Au choix ou à la fois, même.

- N’empêche qu’il a du charisme. Qu’il aime les voyages, la photo, l’aventure, le danger… Qu’il a vécu dans plusieurs pays, exercé plusieurs métiers…

 

Purgatoire 3Martin aligne ses arguments comme il énumèrerait les symptômes d’une maladie : de la voix neutre du médecin en charge d’un cas difficile à traiter. Et à mesure des pièces versées au dossier, il se rembrunit.

Son insistance m’agace. Que cherche-t-il ?

Je n’ai envie ni de le savoir, ni d’en discuter.

- S’installer à l’étranger ? Facile pour lui. Libre de toute attache, le voilà prêt à construire une relation avec une femme…

- Exact. Il est d’ailleurs avec une certaine Laura. Tu l’ignorais ?

C’est ma remarque que Martin ignore. Dans son raisonnement, Laura n’est qu’une fioriture, un détail qu’il chasse d’une pichenette du décor.

Mais qui voit-il en plein milieu ? Son air malheureux parle à sa place.

 

« Arrête maintenant ! Tais-toi, s’il te plaît ! Cesse de te torturer, je t’en prie ! »

Aucune de mes suppliques entrechoquées ne franchit la barrière de mes lèvres. Tétanisée sur le siège, j’écoute tomber le diagnostic :

- Ouvre les yeux… L’homme idéal pour toi, ce n’est pas moi, c’est lui. Lui le compagnon qu’il te faut. Tu ne comprends donc pas ? Dans le fond, vous êtes pareils, et vous allez ensemble à merveille.

Accablée, j’ai l’impression qu’un terrible accident s'est produit. Qu’un poids lourd nous a percutés de plein fouet et que les voitures me roulent dessus.

Depuis le début de notre histoire, Martin et moi avons toujours pensé les mêmes choses au même moment. Sauf cette nuit-là où, loin de répondre en échos aux miennes, ses réflexions les ont précédées.

En parler était toutefois une grossière erreur.

Ce faisant, Martin a énoncé ce que, jamais, je n’aurais osé m’avouer. En l’énonçant, il m’a autorisé à le désirer. Pire, poussée à le vouloir, tout en m’accordant sa tacite permission.

 

Je me défends avec l’énergie des coupables, moins contre lui que contre moi-même :

- N’importe quoi ! Cet homme est amoureux d’une fille et pour finir, il s’en va. Qu’ai-je à faire dans sa vie ? Qu’a-t-il à faire dans la mienne ? Rien ! Je ne le reverrai jamais !

Martin insiste. Je le contredis. Il épilogue. Je l’interromps. Il me coupe :

- Tu lui plais.

- Je ne suis pas la seule. Laura aussi doit lui plaire.

- Bon, je peux te le dire maintenant. Je lui ai proposé de finir la nuit avec nous.

- Pardon ??

- Oui, tu as bien entendu. J’étais sûr que tu aurais aimé. Moi, je n’étais pas contre.

L’effarement me rend muette.

- Il a refusé, croit-il utile de préciser.

 

Assise en canard au fond de la baignoire, tapie derrière le rideau, épaules courbées contre genoux pliés, alourdie de ma tête lestée de trop d'émotions et d'alcool, je m’enveloppe de vapeurs d’eau, me love dans leurs volutes pour m’y dissoudre. La faïence du carrelage palpite des contractions douloureuses de mes tempes.

Dans cette salle de bains violemment éclairée, dans cet appartement aux recoins de mystère aplanis par les halogènes, mon cœur, lui, s’est arrêté de battre. Pétrifié sur un trottoir d’aube grise place de la République.

 

Purgatoire 4

La voix inquiète de Martin me débusque dans mon repli :

- Tout va bien ?

- Oui… Une minute, j’arrive…

J’ouvre le robinet à fond, en fais jaillir des cataractes d’eau grondante. Le jet de la douche m’incendie de traînées de lave. Le gant rêche ôte de mon corps les scories de Feu mon amour. Le savon dilue son baiser de mes lèvres et l’emporte, mêlé de sueur, en traînées mousseuses spiralant jusqu’au siphon.

Purifiée par le feu et par l’eau, je peux retourner à ma vie.

 

Je sors de la baignoire dans un bouillonnement de cascade tarie. Me frictionne à m’en décoller la peau, me tire les cheveux à grands coups de brosse. Me parfume et me glisse entre les draps, morte de fatigue et récurée jusqu’à l’os.

Martin m’attire contre lui, enfouit son visage au creux de ma nuque.

Je bascule entre ses bras pour le tromper avec passion.

 

À la faveur de l’obscurité un troc des corps s’est opéré. Bouche, poitrine, ventre, fesses, sexe… Ce n’est plus Martin que je respire, effleure, pétris.

C’est Feu mon amour que j’étreins, mordille, lèche.

Feu mon amour que je saisis aux épaules et plaque contre le mur.

Feu mon amour sur lequel je m’empale en gémissant.

Feu mon amour que je baise avec la crudité féroce de mon désir, mue par une folie qui lui arrache des cris alors que mes dents lui balafrent la peau.

 

Ma sauvagerie laisse Martin pantois.

Mon plaisir est si fulgurant que j’en ai honte.

 


Photos : Cindy Sherman, Brassaï, Jim Fiscus.

Tableau de Hans Ruedi Giger.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Mercredi 8 septembre 3 08 /09 /Sep 18:41

Prémisses de l'enferD’abord, c’est un choc.

Malgré l’heure tardive, une foule compacte se bouscule dans la rue étroite. Si Ophélie et Feu mon amour ne semblent pas surpris, Martin et moi sommes stupéfaits. Depuis que nous fréquentons les Nuits Elastiques, jamais nous n’avons connu une telle affluence.

Gainée d’une minirobe en latex, une Domina perchée sur des talons compensés assure l’ordre en pointant sa cravache.

- Décalez-vous ! Avancez ! Stop !

Et l’attroupement de se mouvoir comme un seul homme.

 

Transbahuté de gauche et de droite, collé à l’avant et à l’arrière par nos voisins immédiats, notre petit groupe resserre ses rangs.

Je peste qu’on se croirait à l’école tout en affichant une obéissance de bonne élève. Surtout donner l’exemple pour peut-être progresser plus vite. Ma crainte est que nos invités regrettent de s’être aventurés dans cette galère où une Domina, elle-même soumise aux ordres stricts des organisateurs, vérifie à même le trottoir l’éligibilité des aspirants fêtards.

- Vous avez une tenue répondant au dress code ? Montrez-la moi.

Ça et là, des plaisanteries fusent :

- Je vous ouvre mon pantalon sur mon slip en vinyle… Là, tout de suite ?

- D’accord pour vous exhiber ma robe, mais sa quantité de tissu étant inversement proportionnelle au froid de canard, je vais m'enrhumer

 

Ignorant ces remarques sarcastiques, notre garde-chiourme marche emmitouflé dans sa superbe pour piler devant nous.

- Et vous, vos habits ?

Disciplinés, les garçons présentent leur sac. Celui, énorme, de Martin s’ouvre sur sa combinaison en latex, mon paddle et mes cuissardes. Celui, modeste, de Feu mon amour révèle la jupe d’Ophélie et son pantalon de cuir rouge, couleur d’enfer et de délices.

Un bouton, deux boutons de mon manteau sautent. Ma robe apparaît sous mon pull retroussé.

Non, la Domina n’aura pas droit à la face impudique. Peu lui importe, puisque de mon dos découvert, elle s’en cogne comme de sa première chambrière.

- Parfait, entrez !

 Nous court-circuitons la queue escortés d’un murmure de protestation.

« Pourquoi eux et pas nous ? » semblent mugir les refoulés.

« Parce qu’Altho a un sourire renversant, Ophélie une chevelure de sirène, Martin une stature qui en impose et moi de beaux yeux. Que l’injustice fait partie du monde en général et de notre petit monde en particulier.

Notre petit monde, vous vous rappelez ?

Celui où dix soumis se disputent l’intérêt d’une Maîtresse, s’affrontant à qui rampera le plus bas et s’affichera carpette le plus haut… »

 

Prémisses enfer 2 Une fois de plus, je me tais et j’ai raison. Ce qu’on nous envie dehors n’est pas si enviable dedans.

La porte voûtée à peine franchie, une chaleur d’étuve nous prend à la gorge. Âcre remugle sur fond d’exhalaisons de pieds sucés et d’aisselles transpirantes, de sexes raidis et de chattes ouvertes.

Odeur objective de sexe en relents de tabac froid qui agresse nos narines congelées. Sans compter que le monde battant le pavé n’est rien à côté du troupeau massé dans l’escalier.

 

Poussés par un flot de nouveaux admis, déportés par la marée inverse des gens sortant fumer une cigarette, nous nous heurtons les uns aux autres, rentrons dans des dos inconnus, butons contre des côtes anonymes dans un brouhaha de volière.

Une voix outrée hurle soudain par dessus le tumulte :

- Mais arrêtez de piétiner mon soumis !

 

Nous nous frayons un chemin vers le vestiaire. Vestiaire est d’ailleurs un grand mot pour ce réduit où se mélangent les participants. Pudiques s’abstenir : ici, ni paravent ni rideaux, tout le monde jouit de vues imprenables. Celle du tatouage zébrant les reins d’une jeune beauté. Des mamelles d’une femme mûre et des fesses flétries de son compagnon. Des couilles d’un soumis s’escrimant à les loger dans un micro slip. D’un soutien-gorge de travesti rembourré de coton.

Ophélie, occupée à se battre avec son corset, n’a pas un regard pour cette exhibition des chairs. Feu mon amour, en revanche, n’en perd pas une miette. Moi, c’est son déshabillage à lui qui m‘intéresse. Mais, pudique, je garde le menton baissé sur Martin qui, à genoux, lace mes cuissardes.

Du noir sur mes cils, du rouge sur mes lèvres. Je suis prête. Prête à fermer collier et cadenas autour du cou de Martin. Prête, laisse et paddle en main, à guider nos invités entre béton et vieilles pierres. Un décor bien minimaliste pour les cercles de l’enfer.

 

D’abord, le bar.

En face, une première cave tendue en son milieu d’un rideau pourpre.

Derrière, la backroom pour les scènes les plus chaudes, quoique le spectacle se tienne aussi dans la salle. Ici, le séant d’un gringalet à quatre pattes rougit sous les coups de battoir d’une Maîtresse charpentée. Là, les mamelons d’une docile dépoitraillée se distordent sous les pinces de son Maître.

Ce ne sont toutefois pas ces instantanés de soumission qui frappent Ophélie et Feu mon amour, mais l’excentricité débridée des guêpières, jarretières, perruques, paillettes, loups vénitiens, masques et cornettes portés par des écolières, des gendarmes, des ecclésiastiques et des soubrettes.

 

Prémisses d'enfer 3Près de nous piaffe un homme-cheval prisonnier d’une combinaison noire et feu, le visage dissimulé par une cagoule opaque.

Trois trous - deux pour les yeux, un pour la bouche - lui assurent un contact avec l’extérieur. Minimum, cependant, car il ne peut ni voir sur les côtés, ni prononcer un mot : ses œillères et son mors l’en empêchent.

Le sommet de son crâne s’orne d’un plumet de parade, son anus d’un godemiché serti d’une gerbe de crins. Ses jambes harnachées de chaînes peinent à se mouvoir dans ses bottes surélevées.

Lorsqu’enfin il esquisse quelques pas, la terre battue se grave de l’empreinte de ses sabots.

« Impressionnant… », murmure Feu mon amour.


Oui, impressionnant. Cette cave hors monde est un appendice du vice, transgressif comme cette robe cardinalice de laquelle émergent deux solides mains. La droite, ornée de l’anneau pastoral, s’abat avec une régulière vigueur sur la croupe d’une fille en extase.

 

Saisissant Feu mon amour par la taille, hâlant Ophélie et Martin, je me dirige vers une ouverture percée à même la roche. De l’autre côté, la deuxième cave aménagée en piste de danse. Ses parois tremblent d’une musique assourdissante : des tubes des années quatre-vingt mixés par un DJ à la crête d’Iroquois. Aussitôt une marée de corps en transes nous encercle bras levés, nous ordonnant de l’imiter, de nous étourdir, de nous fondre dans la folie qui l’emporte.

Et nous dansons, fous, insouciants, accordés au sein même du chaos de sons et de lumières.

 

 

"Viens, ma lionne, viens te faire les griffes sur ma peau.,

 Ployer ta nuque tendre, offrande au bourreau,

Sous l'orage anthropophage de mes crocs..."

(J. Higelin)

 

Photos, respectivement : Gilles Berquet, Dan Witz,

Ellen Von Unwerth.

 

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Dimanche 5 septembre 7 05 /09 /Sep 17:54

Robe couleur du tempsEt c'est ainsi que notre histoire a commencé...

 

Le réveil en début d’après-midi fut une douleur.

J’avais du métal fiché en travers du cerveau, les pointes mal ébarbées d’une ancre de marine clouées dans le dos. Une amertume de pistons rouillés au tréfonds de la gorge, un insidieux mal de mer balancé en plein cœur. Les bras endoloris agrippés aux bouées molles des oreillers, le corps à fond de cale, j’avais l’impression d’avoir été battue, roulée dans les lames d’un océan furieux qui m’avait crachée sur une grève de cailloux.

Seule rescapée du naufrage de mon sommeil, je fis surface baignée des rayons d’un soleil pâle. Puis, me redressant d’un bloc, titubai sur le plancher qui tanguait pour me traîner jusqu’à la cuisine.

 

Les fesses sur le tapis, le regard encore incertain, je lapais le pétrole de ma tasse, aussi compact que mes idées éparpillées, avec une seule qui émergeait du chaos.

Acheter une nouvelle robe.

Une plus belle que toutes les autres de ma collection. Une qui me ferait une peau neuve, qui couvrirait de sa couleur du temps ma peau d’âne fatiguée. Une extravagante, sublime, à plumes, à strasses, à paillettes, constellée de rubis et de diamants, aux ondoiements équivoques et aux plis voletant sur ma chair, chaloupant au rythme de mon bassin.

Une taillée dans une matière qui n’existe pas, tissée de rêves, de caresses esquissées et d’épidermes frottés.

 

La bouche emplie de miettes, je rêvais aussi de gants cramoisis, de la couleur des enseignes de bordel clignotant au fond des impasses louches. De jarretières et de bas en dentelles d’araignée, de chaussures aux talons acérés et aux semelles de vent, de bijoux de bourgeoises ou de grisettes. De chaînes aux maillons ouvragés, de lourds cadenas aux clefs travaillées, de supplices chinois, de nœuds gordiens à trancher…

Je m’égarais. Il était temps de sortir.

Direction une boutique spécialisée en accessoires SM et vêtements fetish. Je me doutais que je n’y dénicherais pas la robe de mes chimères mais, à défaut, une qui me conviendrait.

 

Toujours aucune nouvelle de mes partenaires de soirée. Son silence à lui que je n'avais jamais vu ne me surprit pas, celui d’Ophélie davantage. Je l’appelai en chemin, mue par une intuition étrange, la certitude qu’elle se trouvait là-bas, et qu’elle n’y était pas seule.

- Allô ? Non, non, tu ne me déranges pas… Je suis en pleine séance de shopping.

Je réprimai un sourire.

- Là où je pense ? J’arrive dans dix minutes, vous m’attendez ?

- Bien sûr.

Le magasin avait élu domicile dans une rue discrète. De l’extérieur, la particularité de son commerce était insoupçonnable : une enseigne haut accrochée frappée d’un unique D stylisé, deux larges portes aux battants ouverts. Seule leur couleur, d’un rouge profond d’enfer, pourrait éveiller la curiosité d’un passant perspicace.

Après l’entrée s’étendaient les profondeurs d’un couloir anonyme. Cordon ombilical reliant l’univers banal de la rue et la matrice sulfureuse de la boutique, où tous les fantasmes avaient droit de cité.

Il résonna bientôt du martèlement saccadé de mes bottes.

Vite. Au bout se tenait celui que je brûlais de voir.

 

Ce n’est toutefois pas lui que je vis d’abord, mais Ophélie et son opulente chevelure dénouée. Elle inspectait, concentrée, des robes accrochées à des cintres.

À ses côtés, une silhouette dégingandée aux formes imprécises, noyée sous un large blouson, un pull ample, un jeans évasé sur une paire de godillots. Une tenue d’homme se fichant bien de la mode ou en transit vers un ailleurs.

L’image fugitive de Martin, de ses chemises repassées, de ses costumes au pli impeccable, de ses cravates assorties se faufila en décalque avant de s’évanouir.

 

Robe couleur du temps 2Absorbés par leurs achats, ni Ophélie ni lui n’avaient pas remarqué ma présence. Brutalement pressée de m’attarder, je marchais à pas de louve, tenaillée par l’envie sourde de m’en aller et celle, impérieuse, d’avancer.

Dernière occasion pour la fuite assortie de l’excuse des lâches :

- Un empêchement de dernière minute… Trop long à expliquer… Ne m’attendez pas.

Entre lui et moi à cet instant, il s’en fallut d’un espace aussi ténu que vibrant d’un monde d’inavoués.

 

L’allée centrale du magasin s’était muée en terrain ennemi, boyau hérissé de portants-barricades et de vitrines-tours de guet, hérissé de présentoirs-miradors.

Je feignis de lire les affiches punaisées. Musardai à la caisse, ralentis devant un mannequin assis, jambes écartées, en méditation sur un siège. Observai son corps d’albâtre moulé de noir, sa perruque hérissée de cornes de diable, son dos serti d’ailes virginales. Mi-ange mi-démon, auréolée de la clarté de l’innocence et des ténèbres de la virginité défroquée.

 

Renâclant à traîner mes bottes en terrain miné, je reculai tel un mauvais cheval devant la transparence de l’obstacle pour sauter à pieds joints dans la réalité.

Entre l’imaginaire et le concret, il y avait un gouffre. En l’occurrence, les quelques mètres de béton brut d’un sex-shop.

Un retentissant « Salut !» me cloua au sol plus sûrement qu’une salve de mitraillettes. À ce signal, les rares clients du magasin se tournèrent vers moi. Aimantée par sa tête brune à lui, je les distinguai à peine.

À gauche, à droite, le décor s’était évanoui. Disparues, les affiches. Volatilisés, les prospectus. Envolé, le mannequin aux ailes d’ange.

Je cinglai à sa rencontre dans un accéléré de cinéma.

 

- Viens voir !

- Viens voir !

Depuis les profondeurs du magasin, Ophélie et moi nous disputions sa compagnie. Érigé en arbitre ès frivolités, sollicité sans répit, il courait d’elle à moi, de jupe droite en robe plissée, sommé de donner son avis sur ceci et cela en ménageant nos susceptibilités de coquettes.

L’épreuve d’un homme soumis à deux femmes dévouées au dieu Shopping n’est pas à prendre à la légère. Art complexe tenant plus du tour de force que de la promenade de santé, il relève autant de l'improvisation que de l'exercice de haute voltige. Un vrai chef-d’œuvre de rhétorique ou d’hypocrisie auquel il n’était pas encore rompu.

Ophélie jaillit en minijupe de la cabine.

- Qu’en pensez-vous ?

J’en pensais qu’elle aurait dû enlever ses chaussettes. Parce que le contrepoint du vinyle et du coton élimé, c’était moche.

- Tu devrais l’essayer avec des cuissardes.

- Moi, ça m’a toujours ému, une fille qui garde ses chaussettes, commenta-t-il.

Je le gratifiai d’une moue sceptique. Le fétichisme du cuir, du latex, des matières vivantes et brillantes, je comprenais. En revanche, l’érotisme des chaussettes, des collants usagés, des culottes déjà portées ou des masques à gaz me laissait froide. Ayant depuis longtemps renoncé à coter les fantasmes des autres à l’aune des miens, j’en pris juste bonne note.

Cela pourrait servir.

 

Robe couleur du temps 3Nous ravitaillâmes Ophélie d’une nouvelle brassée d’affaires avant de flâner dans le magasin. Curieux, il m’interrogeait sur les articles en rayon, à commencer par une courroie de cuir enserrant une sorte de balle de golf.

- Euh… Qu’est-ce ?

- Un bâillon-boule. Une fois enfoncé dans la bouche et ajusté à l’arrière du crâne, crier est possible, parler exclu et déglutir difficile. Voilà d’ailleurs son intérêt principal.

Haussement de sourcils perplexe. J’expliquai :

- Le bâillon-boule fait baver. Terriblement. La salive, échappée en filets par les trous, coule sur le menton et le torse du soumis, sans qu’il ne puisse la ravaler.

Mon explication sembla l’amuser. Avais-je rêvé la lueur allumée dans ses yeux ?


- Et ces badines-là ?

- Des cannes anglaises, utilisées pour parfaire une éducation du même nom. Légères, souples, maniables… très cinglantes. À vrai dire, je leur préfère un bon paddle.

- Un bon quoi ?

Je décrochai du présentoir une tapette formée de deux bandes de cuir cousues.

- Un bon paddle. Tu veux essayer ?

Il hésita. Je le défiai du regard. Il céda comme si son honneur en dépendait. Je frappai de bon cœur ses doigts serrées. Il se récria.

- Eh ! Ça fait un mal de chien !

- Au lieu de te plaindre, dis : merci, Maîtresse.

Nous éclatâmes de rire.

 

- Tiens, une CB3000. Joli bijou, non ?

- Joli, joli, je sais pas… Je suis ici comme l’agneau tombé de la dernière pluie ! Dans mon monde, CB signifiait Carte Bancaire, point. Et cette CB-là, c’est quoi ?

- Une cage de chasteté pour hommes. Tu introduis le pénis dans la partie courbée, passes l’anneau derrière les testicules et relies les deux au moyen de ces tiges. Le tout, fermé par un cadenas, est impossible à retirer sans la clef. Pour prendre l’avion, il existe des cadenas en plastique. Indispensables pour franchir les détecteurs de métaux sans ameuter les douaniers !

- Mais si le cadenas est en plastique, tu peux le couper pour te débarrasser de la cage, puis la remettre en le remplaçant par un autre. Ni vu ni connu.

- Non : sur chaque cadenas figure un numéro de série. Si, à l’arrivée, les numéros sont différents, tu en déduis que ton soumis a triché.

- Ingénieux… Mais franchement, quel intérêt d’imposer un machin pareil ?

- L’intérêt ? La certitude que ton soumis n’ira pas batifoler ailleurs… La satisfaction de le voir réduit à ta merci… Le pouvoir que tu retires de cette satisfaction, la satisfaction de ce pouvoir… Sans oublier la frustration qu’il endure, car il est incapable de bander.

- L’interdit ajouté à la douleur, en somme. J’avoue que ça me dépasse.

- Parce que tu n’es pas soumis, peut-être.

- Sûrement…


La boucle de notre promenade nous ramena au point de départ. Je soupçonnai le temps d’avoir filé vite, trop vite. En effet, une demi-heure plus tard, la boutique fermerait.

Je me ruai sur une rangée de robes. Fis voltiger leurs cintres, soupesai leurs matières, tirai leurs bretelles, chiffonnai leurs volants, défroissai leurs plis, comparai leurs étiquettes.

Il considéra ma soudaine frénésie d’un œil ahuri. L’état de transe d’une femme frustrée dans ses achats était pour lui terra incognita.

- Celle-ci ?

- Euh…

- Celle-là ?

- Ben…

- D’accord, je les essaie toutes.

Me glissant dans la cabine, je gratifiai mon chevalier si peu servant d’un salut moqueur.

 

Robe couleur du temps 5Mon premier choix fut décevant, le deuxième aussi. Le troisième, acceptable, m‘autorisa à sortir de ma cachette. Je tombai sur lui, en embuscade derrière le rideau.

- Verdict ?

- Ton téton gauche est très attirant.

Je me figeai. Aurait-il perdu la tête ?

Non. J’avais bien un sein délogé de sa gangue de tissu.

Sûr qu’il crut que je l’avais fait exprès.

 

La dernière robe, très courte, n’était sage qu’en apparence. Montant jusqu’à ma gorge, elle découvrait mon dos de la nuque aux fesses, rehaussant ma chute de reins d’une simple chaînette.

Côté pile, côté face… Je virevoltais devant la psyché de l’allée.

- Elle te plaît ?

- Oui, beaucoup.

- Pas trop décolletée ?

Il réprima un gloussement.

- Difficile de faire davantage… Te dire que ça te va, je peux ; te conseiller, je peux pas. Avec mon travail, j’ai perdu l’habitude des filles habillées en filles. Coquettes à leur arrivée, elles se rabattent vite sur des vêtements adaptés au terrain. Leurs cheveux, elles les coupent. Trop de sable, trop de poussière… Dans le désert, les garder longs est impossible.

Je méditai un court instant sur ces paroles.

J’achetai la robe.

 

Lors de la soirée, tandis que nous descendions l'escalier glissant, il me souffla :

- Je ne veux plus marcher derrière toi. Ton dos m'est une torture trop aiguë. Une torture sur laquelle je rêve de poser les mains.

 

 

1 et 2e photos :Jean-François Jonvelle et Holger Trülzsch.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Vendredi 29 janvier 5 29 /01 /Jan 18:00

RestaurantAmici mei, mes amis, ce nom qui sonnait bien me plaisait. Sauf que je n'avais aucune envie d'y aller avec mes amis à moi, parce que ce lieu devait être le nôtre. Il m'en avait tellement parlé que je nous l'avais réservé, même si le restaurant ne prenait aucune réservation.

- Il est bondé tous les soirs, me prévint-il. Normal, on y mange comme nulle part ailleurs.

Depuis l'Afrique où il se nourrissait de plats en boîte et de pauvres rations hâtivement cuisinées, ce restaurant avait des airs d'El Dorado gastronomique.

À mes yeux, il était son fief dont il désirait me faire partager un bout de terre. Et j'en étais fière, stupidement, parce qu'y partager une table me rapprochait encore de lui.

Lorsque nous arrivâmes, il y avait déjà foule. Nous attendîmes sagement sur le trottoir en grillant des cigarettes. Une fois les groupes nous précédant enfin placés, nous pûmes entrer.
La décoration, toute de bois ancien, était sommaire mais jolie, la lumière rare, les tables spartiates. Rien qui accroche, ne dépasse ou ne détourne l'attention.
Le lieu respirait ce dénuement des endroits dans lesquels on ne vient ni pour voir, ni pour être vus, mais pour se régaler.

Aussitôt je regrettai ma robe, tache de trop de couleurs sur le beige et le gris. Lui en veste de jeans et pantalon usé ne détonait pas avec le décor. Dans un autre restaurant il aurait semblé négligé. Là, c’était moi qui paraissais trop habillée, bariolée comme une oiselle exotique au milieu d’une volière atone.
Un serveur ventru s'avança, s'inclina et nous demanda d'une voix chantante :
- Une table pour deux ?
Nous hochâmes la tête de concert pour hériter d'un petit carré posé tel un îlot en plein milieu de salle.

La table de discorde2L'entrée fut joyeuse. Je picorai dans son assiette à doigts légers comme la crème fondant contre mon palais. Et la conversation roula, paisible, jusqu'à ce que nous abordions le sujet des prénoms.
- Il y a une tradition familiale sûrement inconsciente à l'origine de mon second prénom. À l'époque, mes parents n'ont pas osé le fusionner à celui qu'ils avaient choisi. Trop original, pensaient-ils. Ils l'ont alors simplement ajouté. Et ce prénom-là, deuxième choix qui aurait voulu être premier, on l'entend dans celui de ma grand-mère, dis-je en pensant "on m'entend dans ma grand-mère, si fort je suis enclose en elle". Ma mère, elle, en porte une variante qu'elle m'a à son tour transmise.
Alors que j'attaquais le plat de résistance, mon esprit s'échappa vers l'allitération, le radical et la désinence en symboles d'une transmission matriarcale.
Moi à la fois ces femmes et une autre, une
héritière et un chaînon terminal.

Feu mon amour se mordit les lèvres. Croyant que sa pizza était trop chaude, je lui tendis mon verre de vin frais. Il refusa et je le terminai cul sec, consciente d'avoir déjà trop bu mais dérivant dans la tendre béatitude de l'alcool.
J'aime avoir, selon l'expression consacrée, "un coup dans l'aile". Sauf que ce n'est pas un coup mais une caresse. Et que je ne me sens pas amochée comme un oiseau criblé de plomb en plein vol mais, flottant au-dessus de moi-même, plus entière, palpitante, douce qu'à l'ordinaire.
Un jour, demi grise et parfaitement contente, je saisis un stylo, une feuille et notai d'une main hésitante :
"La vie est plus supportable avec deux grammes d'alcool dans le sang."
Les tranchants des L avaient disparu, tout comme l'attaque incisive des majuscules.
À jeun j'écris pointu. Ivre, rond en gommant les échardes.
 

- Moi, je déteste mon prénom, lança Feu mon amour d'une voix dure.
Je levai un sourcil en nous resservant du vin. Vite, gommer la menace qui couvait dans sa voix en sourd incendie. 
- Mes parents n'ont jamais su s'entendre. Ma mère avait choisi un prénom, mon père un autre. Faute de tomber d'accord, ils m'ont donné les deux. Deux qui ne vont pas ensemble séparés par un tiret. Elle à droite, lui à gauche, et moi en somme des deux, en fruit de leur dispute.
Je humai le vin à petits coups, m'enivrant de son odeur de terre mouillée.
- Il sent délicieusement bon, commentai-je.

Table discorde3Ma remarque fut accueillie par un haussement d'épaules. Se heurtant à un flot trop puissant pour être détourné, mes efforts pour dévier le cours de la rivière du souvenir avaient échoué.
- Leurs deux putains de prénoms suivis de leurs deux noms de famille, ça fait quatre. Quatre éléments pour une identité que tout le monde écorche. Personne ne sait d'ailleurs l'écrire correctement.
- Mmmh
, approuvai-je le nez fourré dans mon verre, moulinant désespérément pour trouver une parade à sa peine.
- Tu sais ce que c'est, toi, de s'entendre toujours appeler d'un nom qui n'est pas le sien ? De subir les rires, les questions, les moqueries, juste parce qu'il est trop compliqué ?
Je secouai la tête. Bien sûr que je ne savais pas. Et lui savait que je ne pouvais pas savoir.

Levant mon verre, je fis signe de trinquer mais rencontrai le vide. Feu mon amour était trop avancé sur la route du ressentiment pour me rejoindre. Et moi trop partie sur les chemins de la concorde pour ne pas désirer l'y ramener.

- Pourquoi ne pas voir ça comme une preuve d'amour ? hasardai-je. Tes parents t'ont chacun légué une chose à laquelle ils tenaient...
-
Non ! hurla-t-il presque. Tu n'es pas dans ma famille, tu ne comprends rien, tu ne peux pas comprendre. Pourquoi tu cherches toujours à tout interpréter, d'ailleurs ? Si je te dis que c'est comme ça, c'est comme ça, un point c'est tout !
Le vin prit sur ma langue un goût de moisi. J'eus un si brutal haut-le-cœur que je faillis vomir sur la nappe. Et surnageant dans la nausée de mon humiliation, j'éprouvais du chagrin.
Un que je ne m'avouais pas et me soufflait que notre relation, quels que soient mes efforts, était condamnée.
Un bien présent qui me pinçait le cœur. Feu mon amour était un petit garçon grandi trop vite, un homme blessé prisonnier d'une histoire qu'il n'accepterait jamais de me livrer.

Lors de ce dîner-là, j'eus la sensation de fourrer les doigts dans une blessure encore fraîche. De les y retourner alors que j'aurais dû l'effleurer à défaut de pouvoir la cautériser, puisque toute réparation était hors de mon pouvoir.

Jamais nous ne retournâmes dans ce restaurant. Il portait un joli nom, pourtant.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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Lundi 22 décembre 1 22 /12 /Déc 06:02

"Ça va être ta fête, ma chérie..."
Quand il prononçait cette phrase, tapotant ma joue l'air de rien,
je savais ce que ça signifiait. A fortiori s'il avait un sourire en coin et le regard malicieux.
De ce regard mon amie Ether m'avait dit, peu après l'avoir vu :
- C'est celui d'un coquin.
Des mois plus tard, elle m'avait avoué :
- Lorsque j'ai vu ses yeux, j'ai vu le diable.
Le diable probablement... Voilà ce que Feu mon amour était pour moi.

Lorsqu'il rentra pour un break, nous savions que nous allions le faire. Pas l'amour, non, qui allait tellement de soi, mais tout ce que nous avions évoqué au fil de notre correspondance-fleuve.
Ces jeux ébauchés que page après page nous avions couchés pour mieux nous endormir ensemble, séparés par des milliers de kilomètres.

Ma folle envie de lui me poussait à imaginer, concevoir, inventer les mots du manque, les mots du sexe. Tout mon désir concentré dans la pulpe de mes doigts frappant le clavier et dérobant à la nuit son repos.
L'écriture, ma chair torturée en lettres de sang.

Les défis qu'il me lançait ne me suffisaient plus. Il fallait que je crée les miens pour les lui soumettre. Ainsi une idée jaillit-elle du thème "tenir la tête pendant la fellation".
Je lui écrivis :
"Je te proposerai quatre scénarii en espérant que ton fantasme se trouve dans l'un d'eux.
Hormis oui ou non, tu ne me donneras aucune indication.
Si tu me réponds
oui, je devrais deviner lequel te plaît le plus. Si je me trompe
, tu me puniras.
Si tu me réponds
non, tu me puniras.
Autant dire qu'il y a de grandes chances que tu me punisses..."


Cet homme m'avait vu Maîtresse, maltraitant trois hommes rendus à mes pieds. Je voulais devenir sa soumise, totalement et sans condition.
Lui le désirait également, à la condition expresse de me bander les yeux.
Je sortis alors un masque d'avion de ma table de chevet. Un qui, servant à dormir, hanterait désormais mes insomnies.
En oblitérant ma vue, cet homme me poussait à exacerber mes autres sens, dérobant aussi à mon regard sa timidité et sa peur de mal faire.
Dominer n'est pas tâche facile, je le sais. Comme je sais qu'en lui j'ai ouvert une porte qui ne demandait qu'à être poussée.
La porte du diable probablement.


Je me souviens de cet après-midi où pour lui je me changeai, troquant mes habits de ville contre une robe en latex. Ceinturée sous la poitrine par un nœud chic, elle était rose, sobre et chic. Escarpins aux pieds, bijoux discrets, lèvres fardées et cheveux noués en chignon, je m'étais changée en jeune fille de bonne famille.

- Tu es ravissante, souffla-t-il dans mon cou alors que ses ongles m'écorchaient. Ça va être ta fête, ma chérie...
Il m'attira dans la chambre, apposa le masque sur mes paupières, me bascula agenouillée contre le lit. Le claquement de la cravache sur ma croupe tendue de latex produisait un bruit mat.
Entre ma peau et le cuir, entre son désir et le mien, il y avait cette matière qui atténuait la brûlure.

 

Il n'en a pas toujours été ainsi. Un jour il me mit nue, mains menottées au milieu du salon, et me fouetta doucement.
Je relevai la tête en signe de défi.
Ma provocation l'aiguillonna, la chambrière siffla plus fort.
Je le narguai d'un sourire.
En réplique la mèche me cingla durement, s'enroulant en langues de serpents autour de mes cuisses, de mes fesses, de mon ventre.
Une fois, deux fois, dix fois.

Je n'étais plus moi mais une autre debout dans un cerceau de feu. Et le sexe de cet homme cette mèche s'immisçant dans mes chairs pour les marquer de son sceau.
Rouge puis bleu sur blanc tendre, la couleur de la soumission.

La douleur avait beau me diviser et me fendre, je riais à gorge déployée, menton haut, aveugle sous le bandeau imbibé de sel.

Une morsure frappa mes seins. Taisant un cri, je courbai les épaules pour mieux les ouvrir et m'offrir encore.
Dressée contre lui toute droite, volonté contre volonté.
"À tes mains fais-moi plier, mon amour", l'implorai-je en silence.
Un coup plus ardent fit rouler une larme sur ma joue.
Il ne dit pas désolé, comme au début de nos jeux :
- Je suis allé trop loin... Tu pleures, ma chérie...
Il avait compris que son "trop loin" était pour moi un "trop près". Que pleurer n'était rien, et surtout pas se rendre.
Aussi ne lui dis-je pas :
- Je pleure mais continue. Continue... S'il te plaît.

Je serrai les dents, cambrai la taille, rassemblai les jambes en un pas de deux, l'ultime figure de notre danse secrète.
Un autre coup encore et mes genoux ployèrent.
Je tombai sur le sol, vaincue,
palpitante, avide de boire son sexe. C'est lui qui me retourna pour coller ses lèvres à ma blessure.
- Viens, ma chérie, me murmura-t-il en se coulant le long de mon échine.
Je secouai la tête. Il me tira les cheveux, m'arquant les épaules jusqu'aux reins.
- Tu veux donc être punie ? Vraiment punie ?

Le diable 2bisJ'ouvris la bouche pour répondre mais le bâillon-boule glissa entre mes dents, se ferma derrière ma nuque.
À cet homme j'étais cette fois rendue. Ligotée corps et âme, salivant à même le plancher
ces mots qui me brûlaient.
"Je t'aime et fais-moi plier encore, mon amour, et baise-moi... Oui, baise-moi..."
Recueillant mes mots à la source, il les étala sur mes seins, ma chatte et mon cul.
- Baise-moi... S'il te plaît... l'implorai-je en me tortillant.
- Quoi ? Tu sais bien qu'avec ça, je ne te comprends pas.
Le bâillon se resserra encore d'un cran.

Lorsqu'il me prit, je serrai mon entrave à la broyer. Non de douleur, mais d'un plaisir longtemps retenu.
Plus tard, face à la glace, je chéris mes bleus.
L
e diable me les avait faits dans un vertige.


Le titre est un clin d'œil à Bresson.
Les faits et gestes racontés et conformes à la vérité de l'instant, d'avril.
Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour - Communauté : xFantasmesx
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