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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Mingus, my dutch herring

Mercredi 4 janvier 3 04 /01 /Jan 13:25

Promesses...

 

 

PartageMi-décembre, Mingus a quitté la maison.

Trop de tensions, de luttes, d'incompréhensions, d'alcool... Le jour des funérailles de ma grand-mèreun sac pendu à chaque bras, j'ai couru sur la route pour le fuir. Bertille, partie en toute hâte de chez elle, est venue me chercher.

Dans le multicab, nous n'avons rien dit. Sûrement parce que, raide comme une momie, j'étais incapable d'ouvrir la bouche. Sûrement parce qu'il n'y avait plus rien à dire.


Une fois sur sa terrasse, j'ai conclu :

- Je ne veux plus, je ne peux plus vivre comme ça.

Mon amie a acquiescé. Elle avait beau apprécier Mingus, son intelligence, son entrain, son exubérance, elle savait combien vivre à ses côtés était épuisant. Combien l'addiction d'un partenaire, même aimé, vous frustre, vous ronge, vous révolte. Combien, entre espoir de le voir s'arrêter et déception de le voir recommencer, elle vous vide et vous étouffe.

Vivre avec un homme dépendant (de l'alcool, des médicaments, de la drogue, peu importe), c'est un infernal ménage à trois dont la femme légitime sort rarement vainqueur.


Le lendemain j'ai pris mon sac, mon courage à bras le corps et le chemin de la villa. Non pour m'y réinstaller mais pour préparer un ballot d'affaires. Mingus, dessoûlé, se tenait immobile sur la terrasse. Son maintien était crispé, son teint de craie, son regard incertain. Désolé, sans doute.

Il a tenté de me parler. J'étais fatiguée des mots qui ne mènent nulle part, des promesses cent fois répétées et jamais tenues, si fatiguée que je n'ai même pas répondu. Hargneuse boule de chagrin, je traversais les pièces au galop militaire. Jetais dans mon sac, pêle-mêle, au hasard, des robes, des flacons, des tee-shirts et des câbles d'ordinateur.

Il a tenté de m'enlacer. J'ai reculé en hurlant :

- Stay away ! Don't touch me !

Son visage s'est brutalement décomposé.

Il a compris. Il a pleuré. Lui si grand se tenait voûté dans mes pas, recroquevillé comme un gosse, paumes jointes sur le ventre en une inutile supplique.

Il était trop tard. Quelque chose s'était cassé sans possible retour ni espoir de réparation. Les restes de ma confiance déjà malmenée. Mes sentiments qui, de désappointement en dispute, s'étaient effilochés. Le respect qu'il n'avait pas su me témoigner surtout en un jour si particulier.

 

Partage 2bisLa semaine suivante je lui écrirais qu'il avait eu le droit à toutes les erreurs, sauf à celle-là. Parce que celle-là me condamnait pour longtemps, toujours peut-être, à me souvenir des obsèques de ma mamie comme d'une violence. Violence de ses mots ricochant sur ma peine, violence de ses cris me poursuivant sur la route.

Mes oncles m'avaient privée de la cérémonie, Mingus du recueillement. Ni hommage ni célébration, juste une fuite honteuse, infâmante, à l'aveugle dans le noir.


C'était décidé. Notre histoire s'arrêtait là. Sur une île des Philippines que Mingus n'aimait pas et n'habitait que pour moi. Dans une villa choisie ensemble un mois plus tôt, tout au bonheur et à l'excitation d'avoir enfin trouvé un vrai chez nous. Deux chambres, un grand salon, une cuisine équipée, une terrasse ombragée de rideaux que j'avais cousus. Du beau, du neuf sertis dans un jardin tropical, avec piscine partagée entre tous les résidents. Un luxe que jamais encore nous n'avions connu et dont nous aurions à peine osé rêver.

Et malgré moi, un hasard, un signe, un de plus, qui s'imposait : j'avais rencontré Mingus à la date anniversaire de la mort de la mère ; je le quittais lors des funérailles de ma grand-mère. Troublantes coïncidences auxquelles je ne pouvais assigner un sens - s'il en est un. Étrange histoire enclose entre deux décès et ne survivant à aucun.

 

Bien qu'à contrecoeur, Mingus avait respecté mon souhait : à mon retour, la maison était vide. Vide mais sale, son sol maculé, ses poubelles pleines, son odeur putride. Sur le carrelage, une coquille d'oeuf éclatée remplie de fourmis. Partout, de la vaisselle, des vêtements, des bouts d'objets désassemblés.

Je m'assis au milieu du chaos. Désespérée mais encore plus furieuse contre cet homme qui laissait un tel bordel dans son sillage. J'avais d'autres batailles à mener que celles du balai, d'autres épreuves à affronter, d'autres chagrins desquels me consoler.

Oui, lui aussi était dévasté. Oui, il avait dû errer pendant mon absence tel un fantôme en rassemblant une à une ses affaires, dérisoires bribes d'histoire éclatée sous ses doigts.

Tout cela, je pouvais le comprendre. L'accepter, non. Parce qu'une fois encore, c'est sur mes épaules que retombait l'obligation de ranger, trier, nettoyer. De mettre de l'ordre, au propre comme au figuré.

Envoyant valser une rangée de bouteilles, je l'invectivais à travers le salon :

- Ne pouvais-tu, juste une fois, me protéger ?

Ce criant chambard sonnait en raccourci beuglant de vérité : debout dans un champ de ruines, charge me revenait de déblayer la merde, de démêler la pelote pour retrouver le fil égaré du sens. Sens de ce que je vivais, mais aussi direction vers laquelle tendre, à laquelle aspirer comme une large goulée d'air, un bol de renouveau pour me régénérer moi, mes choix, ma route.

Puisque j'avais eu la force de dire non, j'aurais celle de continuer.


RetrempeeAlors quand tout s'écroule, retourner à l'essentiel.

Aux amis qui écoutent sans jugement ni reproches. À leurs visages, leurs yeux, leurs mots qui reflètent l'amour et la tendresse malgré la distance.


À cet îlot familial, mon demi-frère qui pour Noël dernier me rejoignit en Thaïlande. Fragile et fort, sans certitudes à me souffleter.

Ensemble prendre le temps. Évoquer nos chemins torses, le manque de notre père aussi tyrannique qu'absent, nos leçons-réflexions de vie, notre bonheur d'exister malgré tout et même en vain, nos solutions fabriquées, bout de ficelle-selle de cheval.

Tenir debout quand les fondations ont fait défaut, pas simple, frérot. En rire et parfois en pleurer, mais ensemble, et haut les coeurs.


Aux besoins physiques. La faim qui grandit dans le ventre et nous meut de la couenne aux tendons. Vide à remplir pour enfin s'avouer rassasié. Le sommeil. Dormir, longtemps, encrepetonnée de rêves. Oublier les mauvais pour ne garder que les bons.

Faire fonctionner le corps. Porter des caisses, des bouteilles de plongée. Gauche, droite, avec la peau qui de bleus se marque, les muscles qui tirent, les épaules qui s'endolorissent. Se lever au matin courbatue. Puis à midi, courbatue encore, mais reconnaissante de ce corps si vivant.


Au désir. La plongée d'abord. S'enfoncer portée par les couches d'eau successives, ne plus lutter mais faire corps d'une âme liquide.

Le sexe, pourquoi pas. Se coucher rompue et se lever ogresse. Contempler la poitrine nue d'un homme et, sans crier gare au détour du chagrin, le désirer violemment. Baiser peut-être, sans lui demander son nom. Peu importe, puisque demain il sera parti.

 

À la futilité. S'acheter des oreillers de plumes légères comme des baisers pour dissiper les cauchemars. Des lampes, des bougies pour illuminer la nuit, phares entêtés dans la tempête. Lentement se choisir des chaussures comme on s'élirait une âme. Jamais portée, neuve et candide, toute crissante d'un étincelant vernis blanc.


Surtout, sur tout, museler l'esprit obstinément en marche. La petite voix intérieure qui raille et empoisonne. L'intelligence qui prévoit, décompte, analyse, anticipe. Foin de demain, c'est ma pitance d'aujourd'hui que je réclame.

Se surprendre en agissant différemment de l'habitude, sortir de l'ornière de la routine et renouer avec l'envie.

L'en-vie.

 

Partage 3Proposer ce qui paraît impossible et en retour recevoir un oui, une promesse de partage apaisant la tourmente. S'en réjouir comme d'un cadeau tombé du ciel ou décroché par audace.

Ainsi, il y a trois mois, avais-je réservé un billet aller-retour pour l'Indonésie. Voyage de plongées entre Bali, Komodo et Florès. Mais fin décembre, le désir de tailler la route en solitaire m'avait quittée.


Un matin, je chancelai grandie d'une certitude : cette aventure de mers, je désirais la vivre avec une seule personne de cette terre, le Samouraï au visage d'ange rencontré dans un paradis malais.

Peut-être parce qu'en ce pays il a ses racines. Sûrement parce qu'en dépit du temps qui passe, il est toujours là. Présent et drôle, curieux et attentif, ami-amant dont la lointaine présence ne cesse de m'envelopper.

J'ai hésité, très peu. Respiré, très fort. Pensé, très vite, qu'il était temps d'ôter les paravents. D'ouvrir les écoutilles. D'accepter, comme me l'avait suggéré mon demi-frère, d'être vulnérable. De ne plus m'abriter derrière mes peurs, me retrancher derrière mes craintes brandies en autant d'excuses.

Rien, hormis moi-même, ne justifiait une telle frustration. 

Aussi avons-nous rendez-vous un petit matin de janvier à Jakarta.

Sauf vent très contraire, j'y serai.

Mon samouraï aussi.

 

Depuis son départ, Mingus m'écrit tous les mercredis.

Je ne réponds pas.

 

 

 

 

Message personnel à toi, O&C :

je sais que tu vis, as vécu des moments similaires avec ton compagnon. Si jamais tu souhaites en parler, mon mail t'est ouvert. En toute amitié et, bien sûr, sans jugement aucun.


Photos : Robert Laugier, David Salle, Bill Eppridge.

Toile de Gustav Klimt.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Vendredi 26 août 5 26 /08 /Août 17:58

Thaïlande, Prachuap Khiri Kan, juillet 2011.

 

 

 

La musique pour accompagner le texte...

 

Grande roue 1La ville est petite, l'hôtel immense. Jaune, marron, vert, couleurs des années 80 pour cette bâtisse sans cachet, aussi massive qu’un éléphant couché. Une aile a été ajoutée et, fait étrange, seul les couloirs desservant les chambres sont situés côté mer. Les balcons, eux, donnent sur le parking.

 

Mingus et moi logeons dans la partie ancienne du bâtiment. Chambre sans climatisation, mais avec une terrasse ouvrant sur la baie. Une route la longe, épousant la courbe du littoral jusqu’à la prochaine anse, une plage déserte ombrée de transats et de parasols déglingués. Bois et tissus sont rongés de vent, raidis de sel et pour s’asseoir, il faut payer. Dix bahts, obole réclamée par un gardien en uniforme. Il porte un pistolet à la ceinture et sur le visage, un grand sourire. Le même que celui des marchandes auxquelles j’ai acheté, plus tôt, un sarong.

Je lui règle son dû et ouvre mon livre, un polar glacé d’un pays froid, absurdement décalé par cet éternel été. Mon désir de paresser sur le rivage s’est heurté aux mouches des sables, aussi minuscules qu’avides de sang. Leur piqûre est si irritante que la peau de Mingus s’est vite boursouflée de cloques écarlates. C’est dans l’eau que nous trouvâmes refuge, coulant dans l’onde fraîche, corps enlacés et yeux repus des arceaux des collines, des courbes oscillantes des palmiers et du berceau d’un ciel si bleu qu’il doit jaillir des pinceaux de Klein.

 

Le crépuscule est tombé. Nous sirotons une bière sur notre terrasse. La ville est tranquille, comme assoupie. Après Bangkok l’électrique, saturée de gens, de voitures et de centre commerciaux, le contraste est saisissant.

A Prachuap, nous sommes presque les deux seuls touristes. Il y a bien quelques autres blancs que nous croisons à l’occasion, mais puisque ce sont toujours les mêmes, ils doivent vivre ici.

- Tu pourrais, toi ? avais-je demandé à Mingus.

- Non, je ne crois pas. Ou seulement pour écrire un bouquin.

Mon regard file sur la jetée grignotant la mer. Comme chaque soir s’y ouvre le ballet des voitures, suivie de la danse des bateaux. Ceux-ci patrouillent dans la baie pour pêcher le calamar, pulvérisant les flots de lumières vertes. Ils navigueront jusqu’à l’aube pour nous surprendre côte à côte dans le grand lit. Des sommiers jumeaux que nous rapprochâmes pour n’en former qu’un.

- Je veux être avec toi, sweety.

Pourtant de Mingus je m’étais éloignée, décidée à le quitter jusqu’à ce que nos routes se recroisent à Bangkok. Puis, de disputes en discussions, lui avait laissé une autre chance. Le bénéfice du doute. Une presque carte blanche.

Aucune relation, jamais, ne recommence de zéro. Mais toutefois peut-on essayer de vivre à deux.

 

Grande roue 2

Et l’amour dont me baignait ses yeux, éclaboussé d’espoir et de promesses, m’avait émue. Touchée comme par ce matin de Bangkok où Mingus pleurait de me perdre, négligeant d’essuyer les larmes qui trempaient ses joues.

Son amour est le même, immense, que celui d’un homme du passé. Même étincelle au fond des iris, même ouverture doublée d’un abandon impossible à feindre. Certitude d’être aimée pour moi-même, et même en dépit de moi.

 

Mingus me l’avait dit. Trop émotionnelle, trop compliquée, pas assez rationnelle, un désir d’enfant malgré un ventre cassé… Il y a quelques années, il m’aurait fuie. Mais aujourd’hui, il savait, disait-il, que j’étais son unique.

La femme par laquelle il connut, pour la première fois, les pointes de la jalousie. Le désir de protection aussi, pour les grands dangers comme pour les petits.

Mingus en eut la révélation lors de nos promenades à Amsterdam où, plusieurs fois, talons accrochés par les pavés, je faillis tomber. C’est son bras qui, me retenant, m’en empêcha.

- Appuie-toi sur moi, sweety… Je serai ton garde du corps.

La femme de laquelle il se découvrit amoureux. Vite, si vite, quelque part entre Bangkok et Le Caire. Peut-être parce qu’épuisée, je m’endormis tête entre ses genoux, visage offert, sans défense, paupières et lèvres entr’ouvertes.

Sûrement, au cours des mois qui nous séparèrent, avais-je mal jugé Mingus.

Après deux semaines de voyage, Prachuap me donnait raison.

Je l’avais en effet mal jugé.

 

Dans la baie mangée d’ombres, la lente sarabande des bateaux se poursuit. A l’arrière, sur la terre ferme, clignotent les loupiotes d’une petite fête foraine.

- Allons-y ! propose Mingus.

Des stands s’étalent le long de la rue. Beaucoup vendent de la nourriture. D’autres des vêtements, des bijoux fantaisie, des objets hétéroclites façon vide-grenier. Quelques chaises alignées font office de salon de massage, où s’activent de rudes matrones. Tête, dos, pieds, jambes… On paye à la demi-heure sans remonter son pantalon plus haut que le genou.

L’ambiance est bon enfant. Nous flânons dans la fumée des brochettes. A chaque pas, les gens nous sourient. Les plus hardis osent quelques mots d’anglais en guise de bienvenue. Nous tentons notre chance au tir à la carabine. Renversons chacun une peluche. Repartons, nos trophées dans mon sac, vers le milieu de la fête. Là se tient un manège pour enfants : une ligne de wagons peinturlurés tournant sur un rail, avec un pompon à décrocher.

- Faisons un tour !

Mingus refuse. Il est trop grand pour tenir dans un chariot. Puis le manège est rempli de bambins. Un peu ridicule, tout de même…

 

Grande roue 3C’est à bord de la grande roue que nous embarquons. Vétuste, d’une hauteur maximum de trois étages d’immeuble, elle monte à l’assaut de l’horizon dans un ferraillement de métal rouillé. S’arrête, tout en haut, entre les étoiles et la mer.

Blanc des néons, jaune des lampes à pétrole, vert lumineux des bateaux, le monde est un agrégat de flammèches tourbillonnantes. Et je tourne, emportée, pour m’abattre entre les bras ouverts de Mingus.

Prenant pour témoin la foule en contrebas, il me chuchote :

- Do you want to marry me, sweety ?


 

Deux semaines plus tard.

Pour retourner - seule - sur Bangkok, je pris l’avion. Le ciel était d’un gris si plombé qu’on ne distinguait rien du paysage.

Soudain, comme par magie, les nuages se déchirèrent. Une longue côte en demi-lune apparut. Puis une jetée qui s’avançait sur les flots. Puis un bâtiment massif, semblable à un éléphant couché.

Prachuap.

Je fermai les yeux.

Quand je les rouvris, la couche de nuages s’était refermée. Cette vision fugitive avait tout d’un rêve.

 

 

Photos : André Kertesz, Bill Eppridge, Noir et Blanc.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Samedi 5 mars 6 05 /03 /Mars 21:20

Viktor Butra4Je dis "Rijj-kss-miou-zé-om" en détachant bien les syllabes, rien que pour l'asticoter.

- Rèèèksmuseum, sweety.

Mingus me reprend, encore et encore, et je ris.

Je connais la bonne prononciation depuis la veille, depuis que j'ai pris un livre qui traînait et que Mingus m'a demandé :

- Lis pour moi, s'il te plaît.

J'ai écorché le néerlandais mot après mot, butant sur les trop longs, avalant les trop courts. Attentif, attendri, Mingus me corrigeait.

- J'aime cette langue dans ta bouche.

- Moi, je préfère ta langue dans la mienne.

Il interrompt ma lecture pour me donner un baiser. Long et langoureux, très différent du premier.


Adossé à son siège côté hublot, Mingus était alors un peu raide, comme sur la défensive. Pas mal à l'aise, non. Timide, peut-être, ou embarrassé. Retenu et presque maladroit, en tout cas.

- Un baiser d'homme qui n'embrasse guère, pensai-je.

Je ne me trompai pas de beaucoup. Sauf lorsqu'il leur fait l'amour, Mingus embrasse rarement les femmes qui passent, voire restent dans sa vie.

- Je ne sais pas pourquoi, sweety... C'est comme ça. Mais avec toi, c'est autrement.

Et je souris en pensant au soir où, après le plaisir, nous nous assoupîmes l'un contre l'autre, bras, jambes et bouches mêlés. Ni le sommeil ni les rêves n'avaient eu le pouvoir de nous séparer. Quand j'ouvris les yeux, les lèvres de Mingus se pressaient toujours contre les miennes.

Abandon, intimité.

Nous étions encore plus proches endormis qu'éveillés.

Je bougeai à peine, tendis la main pour éteindre la lampe. Mingus sursauta.

Le moment était brisé.


Rijj-kss-miou-zé-om. C'est donc là que nous allons.

Mingus porte mon écharpe. Rouge, elle s'épand de son cou en une large tache de sang. Celle-ci a coulé de la blessure de mon épée car moi, je m'appelle d'Artagnan. La faute à mes longues bottes noires, souples comme une deuxième peau.

- D'Artagnan, tu es prête ?

- Affirmatif. A l'assaut.

Nous traversons un parc. Le lieu doit être agréable en été mais, en ce dimanche d'hiver, il est presque désert. Un homme promène son chien. Une femme passe en bicyclette. A l'avant, une carriole dans laquelle se tiennent deux enfants. Seules leurs têtes et leurs mains en dépassent. Je songe, bizarrement, aux animaux encagés en Asie à l'arrière des motos, poulets comprimés croupions contre gésiers, plumes ébouriffées et ergots sectionnés, cochons renversés aux pattes tendues, crevant l'osier de leurs pieds.

Mingus suit mon regard et me glisse :

- C'est très à la mode ici.

- Oh ? dis-je, chassant les images parasites d'un revers de manteau.

 

Rijj-kss-miou-ze-um 2A la sortie du parc, nous longeons des façades écrasées de nuages. Puis, soudain, le ciel s'éclaircit. Nos pas résonnent sur de petits pavés disjoints. Le blanc tranchant sur la terre de Sienne m'aveugle. Je cligne les paupières, très vite.

Les portes des maisons sont ouvertes, certains de leurs volets clos. Derrière les croisées noires, pas un curieux pour nous épier, lui, l'homme à la gorge ouverte et moi, la fille aux bottes de d'Artagnan.

Des femmes d'un autre temps vaquent aux tâches quotidiennes. Rapetasser un bas, remplir un seau dans l'arrière-cour... La journée maussade est longue, l'eau du tonneau bien froide, l'aiguille bien fine entre les doigts gourds. Ca ira mieux ce soir, à l'heure de la veillée. En attendant, il y a ces heures à tuer et ces travaux à accomplir tête baissée.

Nous passons sans un mot. Les ménagères nous ignorent. Le molosse couché près du banc aussi. Il ne nous a pas vus.

Normal. Mingus et moi sommes des ombres entrées dans un tableau. Par effraction.

 

- C'est le paysage de mon enfance, dit Mingus.

Sa phrase bute avec force contre les façades. Et avec une force égale, comme expulsés par un ricochet, nous sortons de la toile sous le soleil tamisé des lampes, chancelants sur le parquet ciré.

- Rijj-kss-miou-zé-om.

- Non, sweety. Rèèèk. Rèèèksmuseum.

M'en fiche.

J'ai acheté la carte de notre voyage immobile.

 

 

 

 

Photo : Viktor Butra.

Tableau de Vermeer, La Petite Rue,

exposé au Rijj-kss-miou-zé-om. Na.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Jeudi 3 mars 4 03 /03 /Mars 19:48


Elmer-BATTERSIl se déshabille et je la vois. Là, sur sa cuisse gauche, la virgule ensanglantée. La demi-lune apposée par un talon ferré. La moitié de couronne qu'une autre reine lui a offerte.

J'ai beau me douter comment elle a été forgée, cette empreinte, je questionne :

- What is it ?

Mingus se redresse. Corps fatigué de boxeur au sexe tranquille. Epis blonds et argent sur un bleu d'iris Javel.

Sweety... Ask me no questions, I will tell you no lies. (Ma douce... Ne me pose pas de questions, je ne te raconterai pas de mensonges.)

Je m'esclaffe. J'acquiesce. Depuis le début, je sais que dans la vie de Mingus nous sommes deux. Qu'elle, l'autre, vient de repartir et moi d'arriver. Qu'elle se prénomme Clarisse. Que comme moi elle a des airs de Polonaise, qu'elle est française, désordonnée, dominatrice par occasions et que la comparaison s'arrête là.


Clarisse ne porte ni jupe ni maquillage. Des chaussures à talons hauts parfois, lorsque Mingus paresse entre ses cuisses.

Clarisse est grande, charpentée, solide. Ses épaules sont carrées, son assise généreuse. Rien à voir avec ce que Mingus appelle ma "maigreur", les formes, l'abondance, les seins, les culs, les ventres qui l'attirent. Pour lui mes hanches sont trop graciles, mes fesses trop diaphanes.

- Tu m'aurais préférée avant. Avec cinq kilos de plus.

- Pas sûr. Tu es si mince que, dans la rue, j'ai envie de t'attraper par le bras, la taille. De te serrer, fort, pour te protéger, pour empêcher quiconque de te faire du mal. Tu sembles si fragile que j'ai peur qu'on ne te brise. C'est con, hein ?

Et Mingus rit, de lui-même d'abord, dans un sourire d'excuse.

Mes chevilles, il les admire parce que l'anneau de ses doigts en dessine aisément le tour.

Mes mains, il les adore parce qu'elles sont petites. Des miniatures de paumes et de doigts qu'il aime à sentir, légères, sur son visage. Larges, épaisses, celles de Clarisse sont puissantes à lui casser les os.

 

Cette femme, je sais qu'elle existe. Que la réciproque n'est pas vraie. Que ce n'est pas important.

Elle et moi ne sommes pas rivales mais attachées au même homme.

Aucune de nous ne le possède. Il ne possède aucune de nous. Clarisse habite en France, parfois en Asie. Elle voit Mingus au gré de leurs déplacements, en pointillés. Le retrouve sans questions, comme ils s'étaient quittés. Moi, Mingus me verra en Asie, en France bientôt, sans toutes les questions qui entraînent tous les mensonges.

Avec ou sans lui, nous sommes toutes deux libres. Libres de parcourir cette planète et de prendre des amants. De nous fixer quelque part et de choisir un autre compagnon. Sans drame ni larmes ni reproches parce que la vie, c'est comme ça.

On aime. Beaucoup. Trop. Mal. Pas assez. Plus. Ailleurs.

Un jour le visage adoré n'est qu'un visage. La voix, qu'une voix. Les petits gestes si attendrissants - une façon particulière de relever une mèche de cheveu, de mordiller un ongle, d'agiter les orteils sous une couverture -, que des tics sans saveur, odeur, couleur. Agaçants, même.

Avec le temps, va, tout s'en va...

Vidé de son suc, de son jus, de sa sève, le plein.

Délavé jusqu'à la transparence, l'exceptionnel.

"Les cimetières sont remplis de gens irremplaçables", disait l'autre. L'indifférence, c'est le cimetière des amants.


L'empire du sens 2

A moi Mingus envoie de longs messages. Certains commencent par un titre tronqué, pirouette rebondissant sur mes mots pour en changer le sens.

So lost in Paris...

So lost.

De perdue dans un lieu à perdu tout court. Solitude en miroir de la désorientation, essencecontre matériel, être contre fait.

Mingus me devine sensible à ces nuances. Sa prévenance me le rend plus proche, plus complice. Et tant pis s'il n'y a pas pensé, si la coupe du titre n'est qu'un hasard.

Ma vérité lui suppose une intention, et je la préfère à l'autre, la plate, la triste, l'incontestable : Paris ne lui sert à rien puisqu'il habite Amsterdam.

 

A moi Mingus envoie de la musique home made. Sa voix, ses silences, sa guitare, ses vibratos. Une chanson de Paul Simon, une suite de Bach pour violoncelle. Il sait que je les aime. C'est pour cette raison même qu'il les a choisies. 

A Clarisse, qu'envoie-t-il ? Je l'ignore. Rien, peut-être.

Est-ce important, au fond ? Non.


- Tu connais ce jeu idiot ? dis-je. Deux affirmations. L'une est un mensonge, l'autre une vérité. A toi de les démêler : je t'aime ; je ne t'ai jamais trompé(e).

Mingus rit.

- Yes, c'est vraiment un jeu idiot.

Mais dans le salon-chambre d'Amsterdam, la virgule ensanglantée de sa cuisse me chiffonne, m'égratigne comme un aveu arraché, m'écorche presque comme elle l'a écorché. Entre savoir et voir, la différence n'est que d'une petite syllabe. Ou d'une trop grande, dont l'amputation incarne soudain le corps de Clarisse. Palpable en creux, l'irruption de cette femme me heurte comme un manque de style, une erreur de frappe, une faute d'accord.

Cynique, je pourrais arguer qu'elle a abîmé mon terrain de jeu.

Efficace, enfiler mes escarpins de Cendrillon pour y imprimer mon sceau.

Brutale, le labourer à mon tour de profonds sillons.

Mauvaise, déchirer son écorce pour en faire jaillir le jus.

Impitoyable, écrabouiller sa pulpe sous mes semelles.

La douleur de Mingus serait ma récompense, ma couronne chancelante rajustée sur ma tête, mon empire raffermi sans partage. Correctrice de ses fautes, maîtresse de ses repentirs, reine le blessant pour mieux le toucher, divisant pour mieux régner.

Sous mes pieds. Par mes pieds. 

A mes pieds.


L'empire du sens 3Non.

C'est avec précautions que je me lève. Avec douceur que je l'enlace. Avec tendresse que je le couche.

Sa tête s'est nichée au creux d'un oreiller. La couette rabattue devient notre maison de duvet.Blottie dans l'ombre contre sa poitrine, j'embrasse la veine qui bat à sa tempe.

Ma chevelure l'effleure sur la lente cadence de notre accord retrouvé, alliance de peaux brunies sur draps bleus de mer.


Après la jouissance, Mingus murmurera :

- C'était faire l'amour, vraiment l'amour, comme la première fois. Comme à l'adolescence. Comme un souvenir perdu dans la poussière des années.

Il ne demandera pas :

- Are you in love me, sweety ?

Ask me no questions, I will tell you no lies.


 

 

Photos : Elmer Batters.

Playlist : Jacques Loussier Trio, Gymnopédies, Gnossiennes d'Erik Satie.

Un cadeau de Mingus.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Samedi 26 février 6 26 /02 /Fév 01:42

Giger barilletMingus et moi avons traîné le matelas de la chambre au salon. Fini la bouteille de vin. Fumé un paquet de cigarettes. Fait l'amour avec un peu de maladresse, comme deux collégiens trop émus.

C'est l'heure des confidences.

- Pourquoi es-tu venue ?

La question me surprend. Qu'est-il d'autre à dire, hormis :

- Parce que j'en ai envie.

Ma réponse ne le satisfait pas. L'envie, ce n'est pas rationnel. Mingus veut des causes, des raisons, des explications argumentées.

Visiter Amsterdam, allier l'utile à agréable en restant chez lui, cela a du sens. L'envie pure, le coup de tête, beaucoup moins.


Mingus sait mon désir de construction avec un homme. Il sait aussi qu'il ne correspond pas à cet homme-là. Et c'est cette distorsion, cet apparent paradoxe qu'il interroge :

- Pourquoi es-tu venue ?

- Parce que j'avais envie de te voir.

- Mais pourquoi ?

Est-ce donc si difficile d'admettre qu'il me plaît ? Que je souhaite prolonger notre traversée de l'Asie à l'Europe, puis notre longue escale au Caire où, épuisés, nous avons partagé un café, ri et déambulé enlacés dans les couloirs, stoppant soudain pour un baiser ?

Est-on toujours obligés d'être cohérents ? De choisir ses amants, ses partenaires à la façon d'un casting pour un rôle à jouer ?

Je revendique mon droit aux petites routes et aux chemins de traverse, à l'erreur comme à la perte de temps. C'est souvent des sentiers tortueux que jaillissent les plus beaux paysages. Et le temps en apparence perdu peut aussi s'avérer du temps gagné.   


Une autre cigarette. Les questions pleuvent sur ma tête comme le crachin hollandais. Mingus s'emploie à faire sortir de moi une vérité, des confidences que je répugne à lui livrer. Non pour mentir ni me cacher, simplement parce que le moment n'est pas encore venu.

- Je veux te connaître, comprends-tu ?

J'argue que son désir me flatte sans devoir préjuger du mien. Me laisser connaître, oui, mais à une allure qui est la mienne. Non, je ne mettrai pas ce soir mes tripes sur la table. Ne lui parlerai pas davantage des hommes qui ont marqué ma vie, de mes contradictions ni de mes peurs.

Je viens d'arriver. J'ai envie de rires, de douce ivresse et de légèreté, pas de ce dévoilement forcé qui me rend presque hostile, tendue derrière le rempart des couvertures, battant en retraite vers le bord du lit. Mes mains s'agitent, mes inflexions se font plus dures. Je les connais bien, cette crispation dans mon échine, cette tension dans les mâchoires annonciatrices de ma colère.

- Mingus, arrête, s'il te plaît.

Impression désagréable de passer un test ou pire, un entretien d'embauche. Comme si chaque question avait une bonne réponse que j'étais sommée de produire, là, dans la seconde, sous peine d'être éliminée.

- Je ne suis pas ton cobaye.

Cobaye... Le mot le fait sursauter. Mais si Mingus continue, il ne sera plus mon amant mais mon adversaire.

 

Confrontation 2Les phrases se bousculent, mais en français. Mon anglais devient hésitant, heurté. Trop lasse, je ne pense plus assez vite et m'énerve de ma lenteur.

Mingus secoue la tête. Il ne me comprend pas. Et moi, je ne comprends pas qu'il ne comprenne pas que son désir m'agresse. Qu'une relation n'est pas une course de vitesse, quand bien même existe cette urgence à s'approcher de l'autre, à pénétrer son monde, son corps, son cerveau. Je lui parle du Petit Prince et du renard, d'apprivoiser pour être invité à s'asseoir chaque jour un peu plus près.

- Mais de jours, nous en avons cinq... juste cinq.

J'objecte que penser connaître quelqu'un en si peu de temps est irréaliste ou fichtrement prétentieux. Puis, pour adoucir mes mots, le plaisante dans un sourire :

- You... arrogant herring.

Cinq jours, d'ailleurs, il se trompe. Nous en aurons davantage sous un autre ciel. Bleu Thaïlande, aussi pâle que son pull.

 

Notre confrontation se défait dans la chaleur de ses bras. Mingus s'excuse. Il n'a pas voulu me blesser.

- Je veux seulement te connaître, sweety... Comprends-tu ?


 

  Dessin : Giger. Photo : Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Lundi 21 février 1 21 /02 /Fév 21:56

My dutch herringJe suis la dernière à descendre du train.

Les courroies de mon sac entaillent mon épais manteau.

Une pluie fine gifle mes pas hésitants.

Les autres voyageurs se pressent vers la sortie et je reste à la traîne, irrésolue, fouillant la marée de têtes du regard.

Mingus n'est pas là. Dois-je l'attendre sur le quai ? Au portail de la gare ?

Nous n'avons pas convenu d'un point de rendez-vous. Je maudis mon imprévoyance comme le crachin qui trempe mes cheveux.

Soudain, je le vois.

Immense et tanné, sans manteau mais engoncé dans un pull bleu, fendant la foule pour m'ouvrir ses bras. Je m'y blottis, très vite, bouche à hauteur de sa poitrine, joue irritée par la laine rêche, agacée de ne pas sentir son odeur sous les couches de tissu.

- Ma chérrrrie... Tu as fait un bon voyage ?

Mingus n'aime pas parler français. Son effort de bienvenue me touche, comme me touchent son accent râpeux, sa façon de prononcer les r à fond de gorge. 

 

Au portail de la gare, je le gratifie d'un regard incertain.

- Tramway ?

Mingus décline de la tête. Il est venu à la hollandaise, juché sur une improbable guimbarde d'occasion. La couleur en est incertaine, la selle rafistolée, le guidon tordu.

Il me désigne le porte-bagages :

- Assieds-toi, sweety.

J'hésite. Veut-il vraiment m'emmener sans imperméable ni parapluie ? Le vélo tiendra-t-il le choc de nos poids conjugués ?

Haussement d'épaules. On verra bien.

Je me hisse sur l'à-plat métallique, jambes pliées, pieds dans le vide, tirée en arrière par le poids de mon sac. Malgré la position inconfortable, mes muscles endoloris et les traîtres petits pavés de la route, je souris.

Depuis une semaine je rêvais d'Amsterdam et affirmais à mes amis :

- J'y vais parce que j'en ai envie, ce qui est en soi la meilleure des raisons.

Station terminus.

J'y suis, j'y reste.

 

My dutch herring 2Routes vallonnées, ponts, canaux, façades basses et frileuses tassées le long des lagunes... Amsterdam défile à l'allure paresseuse des coups de pédale.

De ces lieux vus enfant j'avais tout oublié.

Lovée contre Mingus, je bois le paysage comme la pluie.

M'émerveille de traverser une ville de poupées.

Me remémore des peintures flamandes, leurs intérieurs douillets, leur palette de marron glacé fusionnée au ciel plombé.

Au milieu du tableau, il y a nous. En apparence gentil couple à bicyclette, en vérité animaux décalés, débarqués d'une île et réunis par le hasard, exotiques et pourtant fondus à ce pâle décor d'hiver.

Kinkerstraat.

J'éclate de rire.

- Is it the street for kinky people ?

Mingus s'esclaffe. Me détaille, sans cesser de pédaler, l'origine du nom.

Je l'enlace plus fort.

A cet instant précis, je l'aime.

Tant pis pour le maquillage en rigoles et l'eau froide sur mon cou. Menton contre les nuages, je pousse un long cri silencieux.

Heureuse d'être là, avec cet homme qui m'explique le nom des rues, les racines grecques et latines, l'architecture de la ville, qui a décalé ses rendez-vous pour me consacrer tout son temps.

- Oui, chéri, raconte-moi la ville. La ville... et toi.

 

Un arrêt pour acheter des provisions. Du pain et du vin, repas d'apôtres. La boutique est minuscule, les bouteilles alignées comme pour un jeu de massacre. La cliente qui nous précède tient en laisse un chien enrubanné dans un manteau. Je me penche pour le caresser.

Des mots tombent en néerlandais. J'écarte les bras en signe d'impuissance et, aussitôt, surgit une langue familière.

La caissière prend le relais. Discute avec Mingus et avec moi, passant en souplesse d'une langue à l'autre.

Un vieil homme entre et la scène se répète. 

On dirait bien qu'ici, tout le monde parle anglais. Et on dirait bien qu'ici, tout le monde parle avec tout le monde. Violent contraste avec la raideur parisienne et les mines renfrognées du métro.

En voyage, j'ai toujours apprécié les Hollandais, leur simplicité et leur chaleur dénuée de calcul. Ce ne sont pas ces premiers moments à Amsterdam qui me feront changer d'avis.

 

Mon hareng 3Dernier arrêt en bordure de canal.

- Nous voilà arrivés, sweety.

La rue aux façades de briques ressemble à un décor de Ken Loach. Destination cité ouvrière, immeuble en réplique parfaite de son voisin, porte du bas fermé d'un simple verrou.

- Quand ma mère a vu la cage d'escalier, elle a crié.

Celle-ci est sombre, en effet. L'ampoule a claqué et personne ne l'a remplacée.

Sale aussi, jonchée de mégots et d'épluchures de patates.


Mingus habite au troisième étage, un appartement prêté par l'amie d'une amie. Solution commode et temporaire, divisée en cinq pièces alors que trois suffiraient à remplir l'espace.

Les lieux sont spartiates, pour ne pas dire désolés.

La porte n'a pas de serrure, juste une chaîne de sécurité. Les murs poussiéreux s'ornent de vagues tableaux africains. Des livres s'alignent sur des étagères de fortune. A en regarder les titres, j'en déduis que leur propriétaire est trilingue, cultivée et engagée dans des études de psycho.

Rien d'étonnant, puisqu'elle fait partie du cercle, même éloigné, de Mingus.

La cuisine et la salle de bains datent d'un autre âge. Il n'y aucun radiateur, juste un poêle à gaz qui ronronne dans le salon.

Partout ailleurs, le froid est coupant.

- Désolé, ce n'est pas très confortable.

Je m'en fiche. À Amsterdam comme ailleurs, le luxe est une option dispensable.

Mon sac atterrit sur le plancher.

Mingus apporte des verres dépareillés, sert le vin, redresse les coussins du canapé. Le canapé, j'y suis déjà et l'y entraîne pour trinquer. Il boit une gorgée, m'embrasse, parle, se relève. Fébrile, affairé, intimidé.

Jupe cavalièrement remontée, je le plaisante :

- Hé... Je te fais peur ?

- Oui. Très.

Son aveu me touche au dépourvu. Au lieu d'affirmer "il n'y a vraiment pas de quoi", je lisse son visage de mes paumes. Avec tendresse, parce que de moi Mingus n'a rien à craindre, hormis, peut-être, la peur de sa propre peur.

Mais pour cela, nous sommes à égalité.

 

 

 

Photos : Robert Doisneau, Frank Horvat, Pauline Franque.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Dimanche 20 février 7 20 /02 /Fév 00:12

My dutch herringIl y a mon sac dans le compartiment à bagages, la douleur qui pulse à mes tempes et cet homme qui n'arrête pas de me regarder. Costume, cravate, ordinateur, le parfait businessman qui, comme moi, descendra à la dernière station.

Station terminus, lorsque le train aura avalé ces étendues grises de champs et de ciel pour les recracher dans une gare inconnue, crissant de tous ses freins contre le quai.


Une fois de plus je me lève et une fois de plus les yeux de cet homme m'adressent une question que je feins d'ignorer. J'ai troqué le pull noir contre le gris, orné mes lobes de boucles d'argent, noué autour de mon cou un foulard en soie. Dans le miroir de poche mes cils se soulignent de noir et mes paupières d'ocre.

Jamais le maquillage n'effacera la fatigue mais, renversée sur les sièges, je joue à faire comme si. Comme si je n'en avais pas assez de traîner mes sacs de gare en gare. Comme si j'avais bonne mine et comme si cela avait une quelconque importance.


J'ai sur la langue le goût du café, servi dans une petite tasse par un employé polyglotte.

J'ai sur les lèvres le goût des baisers de Mingus en plein ciel, sa paume le long de mon dos.

Pour cette traversée je portais ma tunique préférée, l'outremer à l'échancrure filant sur mes reins. La cabine de l'avion était calme, à peine troublée par le va-et-vient des hôtesses et le sommeil des autres passagers. Mingus et moi étions les seuls à ne pas dormir. Couchée en travers de ses cuisses, je regardais par le hublot. A cette altitude, il n'y avait rien à voir. Rien que la nuit, les prunelles bleu glacier de Mingus et sa bouche qui me murmurait :

- Welcome back to the real world, sweety.


Il y a la musique, toujours, l'impatience entre mes côtes sur fond de jazz soyeux. Le train n'est pas parti à l'heure, a stoppé en rase campagne puis trop longtemps dans des gares tristes, me volant un peu du temps que je viens passer avec Mingus.

Déjà une demi-heure de retard. Contrariant mais pas grave. Nous avons plusieurs jours devant nous, peut-être trop. Mais, toujours, cette impatience qui me tient éveillée, énervée et lasse de ces sièges molletonnés, de ces cahots et de ces arrêts qui pourtant nous rapprochent.

Proches, Mingus et moi l'avions été longtemps sans même le soupçonner. Résidents de la même gommette perdue dans l'océan, voisins de jungle et de plage. Entre nous s'étendaient quelques routes et des connaissances communes, tel ce Canadien auquel, avant de partir, je fis cadeau de mes meilleurs bouquins.


My dutch herring 2Proches sur le pont supérieur du ferry, nous ne pouvions l'ignorer. Tandis que l'île disparaissait dans le lointain et que l'émotion me serrait la gorge, je me surpris à demander un signe à mon ange sur l'épaule, un réconfort pour adoucir la tristesse, me persuader que j'étais sur le bon chemin, même si celui-ci m'emmenait sur un continent d'hiver, bien loin de la mer et du sable.

Peu après mes prunelles s'engouffrèrent dans les iris délavés de Mingus, qui à son tour les plongea dans les miens. Et nous restâmes ainsi, de longues secondes, poussés, tirés par le fil de ce regard tenu sans aucune gêne, conversation muette qui, j'en étais certaine, le faisait pénétrer en moi à livre ouvert.

Nous ne jaugions pas, non. Nous nous inspections avec une gravité tranquille et grave, rehaussée d'une pointe de curiosité. Que je le trouve attirant n'était pas la question. La question était cette étrange impression qu'il me connaissait déjà. Et que, d'une certaine façon, je le connaissais aussi.


Je ne sais qui détourna la tête en premier. Mingus, peut-être, persuadé que nous nous étions tout dit. Ou moi, soudain gênée de cette intimité avec un parfait inconnu.

Mingus passa le trajet perché tel un chat sur le plat-bord, un livre sur les genoux, sa guitare et son sac à ses pieds. De temps à autre nous échangions des regards de biais, comme pour nous assurer encore de la présence de l'autre.

A l'arrivée du ferry les passagers se divisèrent en plusieurs groupes. Mingus et moi nous trouvâmes dans celui qui remontait sur Bangkok. Le hasard des tickets nous plaça dans deux bus différents.

Au moment d'embarquer, il me lança en agitant la main :

- Bye bye...

Dans son "au revoir" j'entendis un sarcasme. Je me trompais. Mingus m'avouerait plus tard que c'était de la déception : à partir de là nos routes bifurquaient sans espoir de retour.

La vie a cependant plus d'une malice dans sa besace. A une heure du matin, alors que je croulais sous le poids de mes bagages, je le croisai dans la rue. Lui avait déjà déposé ses sacs dans une quelconque chambre. Je souris en songeant que certains voyageurs se retrouvent sans se chercher. Et que, sans le savoir, nous serions peut-être voisins de sommeil.


 

Station terminus 3Proches, nous le serions encore davantage le lendemain.

Installée en terrasse pour un dernier déjeuner, je regardais le temps et les touristes passer. Bientôt, le coeur lourd, je devrais quitter cette chaise, me lancer moi aussi dans la ville vibrionnante, boucler quelques courses d'avant départ.

Deux Belges fraîchement arrivés me détaillèrent l'itinéraire de leur périple. Je les enviais en songeant au décompte implacable du temps.

Il y a un an j'étais à Koh Tao avec Ethan.

Il y a huit mois, en Malaisie, avec le projet de rejoindre mon samouraï au Japon.

Il y a six mois, aux Philippines, seule dans ma maison biscornue.

Il y a un mois, avec mon demi-frère, dans le nord de la Thaïlande.

Toutes ces tranches de vie avaient filé à une vitesse hallucinante, amenuisant les jours jusqu'au dernier. Plus de rab à quémander, la pochette des minutes se vidait inexorablement, s'aplatissait pour me rapprocher de l'aéroport, de l'avion, de la France.

Dans ce bar, entre un plat à peine entamé et une tasse de café, j'avais peur. Peur de ce que je trouverais à mon retour. Peur que cette vie de nomade asiatique ne me soit ôtée, comme si j'allais rentrer sans jamais revenir ici.

Au détour d'une phrase je surpris une haute silhouette au coin de la rue.

Mingus.


Il ne m'avait pas vue. Il marchait, rapide, préoccupé.

Je comptai ses enjambées. Trois de plus et il dépasserait ma table, s'évanouirait dans la venelle voisine comme il avait disparu la veille dans le bus, puis dans la rue obscure.

Je songeai, un bref instant, à l'appeler.

Mais par quel prénom ?

Pour quoi faire ?

À quoi bon, puisque je serais partie dans quelques heures ?

Ses yeux se déposèrent doucement sur mon visage. Il me sourit. Je l'arrêtai d'un geste.

Hello !


Station terminus 4Nous discutâmes entre le rideau des plantes vertes.

- Je n'ai pas le moral, me confia-t-il en anglais. Je retourne en Europe ce soir.

- Moi aussi. A quelle heure décolles-tu ?

- Tard... Une heure du matin.

- Moi aussi.

- J'ai une escale avant de rejoindre Amsterdam.

- Moi aussi, une avant Paris. Au Caire.

Nous nous fixâmes étonnés.

- Mais sur quelle compagnie voles-tu ?

La réponse était sur la même que lui, dans le même avion, pour une escale de même durée.

- Ah ça, pour un hasard !

- Assieds-toi pour un café, lui proposai-je.

 

Mingus prit place à mes côtés. Me parla de ce poste qui le fixerait pour six mois en Hollande. De sa thèse soutenue une dizaine d'années plus tôt. De son travail dans un dive shop de Koh Tao.

Je souris de son parcours aussi illogique que le mien, et en beaucoup de points similaires. Quand il mentionna le roman qu'il avait commencé, je tiquai.

- Je n'ai pas terminé le mien non plus... soufflai-je.

A mesure qu'il évoquait son héroïne, mon sang se glaçait, mes joues s'empourpraient.

- C'est une Française qui, ne voulant plus vivre en Europe, prend un nouveau départ en Asie. Son point de chute ? Koh Tao, pour plonger. Elle tourne ainsi le dos à son travail un peu particulier... Dominatrice professionnelle. Mais la vie sur l'île ne la satisfait pas. A mesure des mois, elle si expansive se racornit. Aussi décide-t-elle de repartir avec son sac, pour un autre pays... Je me suis arrêté à ce chapitre.

- Mingus... Mais c'est l'histoire de ma vie que tu racontes, là !

Il arrondit les sourcils. Incrédule, forcément, mais pas aussi stupéfait que moi.

Nous prîmes un autre café. Un dîner japonais. Un taxi pour l'aéroport.

 

Avant, dans le hall de l'hôtel, Mingus rit de me voir boucler mon sac. A genoux sur le carrelage, affairée, stressée, cernée de pochettes plastiques que je fourrais au hasard à l'intérieur.

Après, à l'aéroport, il rit de porter mon barda, puis moi qui le chevauchais en lui claquant les fesses.

Mingus aime cette soumission-là, même privée de son plaisir favori : me contempler nue pour ensuite glisser sa langue dans mon sexe, jusqu'à ma jouissance, tandis que mes hauts talons lui labourent les cuisses.

 

La suite.


Photos : John Carroll Doyle, Jindrich Styrsky.

Tableau de Modigliani.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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