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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Bribes perso

Mardi 14 janvier 2 14 /01 /Jan 18:01

Le terrorismeLes gens qui font la gueule sans dire pourquoi m'insupportent. Et si jamais il s'agit de mon partenaire, cela m'insupporte encore davantage.

La gueule sans raison déclenche ma colère, titille ma culpabilité, attise en moi le vent de la révolte. J'ai envie de taper dans les murs, d'agresser à mon tour celui qui m'agresse de son mutisme, de lui faire rendre gorge et surtout, payer.

Aucun doute : la gueule sans raison apparente attise ma connerie, ma violence et mes vils instincts.

Presque pire, elle me laisse sans voix.

Est-ce donc si difficile de verbaliser ? Si compliqué de vider son sac sans déployer un arsenal de moues méprisantes, de regards exaspérés et de sourcils levés au plafond ?

À la déprimante guerre de tranchées je préfère la Blitzkrieg, un bon éclat susceptible de remettre en un tournemain les pendules à l'heure.

Mais au choix des armes je préfère le dialogue, un échange entre adultes censés capables d'écoute, d'empathie et de respect. Ne pas être considérée comme tel me met d'ailleurs hors de moi.

Oui, j'ai parfois mauvais caractère...


Certains pensent que dire ce qui ne va pas revient à dire qu'on n'aime plus. Croyance erronée, infantile, aussi néfaste et dangereuse que la fable du Prince Charmant.

Quelle relation peut se vanter d'être parfaite ?

La perfection relève de l'illusion, non de la réalité. Les rapports humains sont hélas parsemés de couacs, de désaccords, d'ajustements aussi douloureux que nécessaires. Poser des mots sur une insatisfaction n'est pas mettre une amitié ou un couple en péril. C'est au contraire lui donner la chance de s'assainir, de s'enrichir et de se fortifier.

Parole de fille qui, détestant les conflits, s'efforce de les éviter.

Parole de fille qui interprète le silence comme une douche glacée en plein hiver. Un interlocuteur qui se dérobe saborde aussitôt mes vélléités de réconciliation.

 

Le terrorisme 2bisÀ ma décharge, mon adolescence fut marquée au coin du terrorisme de la gueule.

Terrorisme, oui, le mot n'est pas trop fort.

J'avais beau aimer Joshua, mon beau-père, je le préférais hors de la maison. Sa susceptibilité et ses mauvaises têtes y rendaient la vie pénible.

Lorsque Joshua était vexé ou irrité, lorsqu'il désapprouvait ceci ou cela, son visage se figeait telle une statue de cire. Il ne pipait plus mot et se murait dans un mutisme hostile qui pouvait durer une heure, une journée, une semaine.

Ses regards qui nous évitaient à dessein, ma mère et moi, nous ravalaient à l'état de fantômes, d'intruses, de coupables.

Lui posait-on une question qu'il l'ignorait en détournant la tête. Devait-il y répondre qu'il se fendait d'une monosyllabe cinglante.

Cherchait-on à provoquer la discussion qu'il quittait la pièce sans préavis.

Le motif de ses crises n'était pas toujours évident. Bien souvent il demeurait obscur, énigme contraignant les témoins à jouer aux devinettes. Ma mère s'y efforçait. Pour ma part, je n'essayais même plus.

Quand mon beau-père nous plantait là, ma mère et moi nous retrouvions stupides, elle triste et moi furieuse.

Je me retenais de hurler :

- Oh, reviens ! Eh, vide ton sac ! Allez, crache ta pastille !

Mes invectives n'auraient qu'aggravé la donne, repoussant une éventuelle réconciliation aux calendes grecques.


Éviter le courroux de Joshua réclamait à ma mère une énergie folle, d'incessantes contorsions et une attention sans trêve. Il fallait anticiper ses humeurs, deviner ses désirs, décoder ses réponses. Tourner autour du pot et user de précautions oratoiresNe pas l'entreprendre sur certains sujets, ne pas l'agacer, ne pas le contrarier.

La paix était à ce prix, et quel prix !

Ma mère le payait néanmoins. Joshua habitait loin, ils ne se voyaient que pour les week-ends ou les congés. Vouloir profiter du temps qui aurait dû les rassembler était aussi légitime que le gâcher par la gueule était malvenu.

Ma mère me téléphonait parfois au cours de ces "vacances". Au seul ton de sa voix je devinais des jours troublés. Cachottière malgré elle, elle chuchotait pour n'être pas entendue. Ma colère devant sa transformation en gamine craignant une réprimande fondait quand, entre deux propos anodins, elle soupirait :

- Ce n'est pas facile...

D'autres fois c'était moi qui l'appelais. Un Allô ? tendu signifiait que je tombais mal. Joshua s'agaçant de la voir au téléphone, ma mère écourtait la conversation.

 

Le terrorisme 3Je devais moi aussi vivre au rythme de mon beau-père. Sinon, impossible de respirer dans les parages. Dans l'appartement l'ambiance devenait si lourde que la fuite s'imposait.

Contrarier mon beau-père, c'était en retour pénaliser ma mère, la pousser à s'interposer entre nous, la forcer à rafistoler les pots cassés, la condamner à subir des sautes d'humeur, des jugements et des critiques.

Combien de fois m'a-t-elle enjoint de saluer Joshua retranché au salon ?

De ne pas dire ci, de ne pas faire pas ça ?

De mettre de l'eau dans mon vin et un sourire, même faux, à mes lèvres, "Je t'en supplie ma puce" ?

Maman oeuvrait pour la tranquillité à la maison mais moi, je ne l'entendais pas de cette oreille. Je raillais ses ordres, soulignais sa faiblesse, lui reprochais de se consacrer corps et âme au bien-être d'un tyran.

En quel honneur devais-je moi aussi abdiquer ? Et Beau-père n'était même pas chez lui ! Et je n'étais même pas sa fille !


Ma cruauté d'adolescente avait trouvé là une proie de choix. Quant à ma soif d'équité, elle me menait droit à l'injustice : plus ma mère évitait la confrontation, moins je l'épargnais. Devenue adulte je m'en voulus comme de toutes ces attitudes méchantes qu'on s'autorise en croyant avoir raison.

Ma mère s'affirmait indépendante et libérée ? Je riais en l'accusant de perpétuer la lignée de sa propre mère, cette mamie si peu féministe. Et de son plein gré, en plus, sans avoir pour excuse celle de sa génération.

Elle avait connu 68, merde. Elle avait fait sa révolution, brûlé sa petite culotte, connu le libertinage et un divorce. Comment pouvait-elle penser, pire, agir façon "Tout pour les bonshommes, et que les femmes s'écrasent ! Que le mâle soit content et la femelle exulte. Elle a renoncé à ses désirs, bafoué ses convictions, nié sa liberté ? Tant pis. On ne peut pas tout avoir, ma bonne dame."

Ce fossé m'était incompréhensible et partant, douloureux. Je me promettais, moi, de ne jamais me soumettre à un homme, à ses sautes d'humeur, à ses exigences et à ses desiderata.

 

Le terrorisme 4Après l'accident il y eut une scène terrible. Joshua conduisait vers mon là-bas. Derrière nous, le véhicule des pompes funèbres transportait la dépouille de ma mère.

Mon beau-père me parlait d'elle quand soudain, au détour d'une phrase, il éclata en sanglots. Toutes ces disputes larvées, ces guerres d'usure, ces journées d'inflexible mutisme l'étouffaient.

Conscient du temps gâché, de l'absurdité de son comportement et de la peine infligée à ma mère, il se les reprochait comme autant de crimes.

Pourquoi lui avoir mené la vie si dure ?

Pourquoi avoir monté des broutilles en épingle ?

Pourquoi ne pas avoir laissé couler ?

Pourquoi tant d'intransigeance ?

À présent son amour était mort et Joshua, impuissant, ne pouvait plus rien réparer. Il ne lui restait que des regrets et une immense culpabilité.

J'ai tenté de le réconforter. Ma mère l'aimait, c'était certain. Lui l'aimait aussi, sûrement de son mieux.

Je tus que le mieux ne suffit pas forcément.

 

En dépit des années, les crises de Joshua demeurent gravées dans ma mémoire. Je me souviens de tout, de ses traits crispés, bouche pincée et yeux sévères derrière ses lunettes, du désarroi de ma mère. Je me souviens de sa fatigue, de ses ras-le-bol et de ses tentatives de rabibochage.

L'humour, les câlins, les déclarations d'amour, les bons repas, aucun de ces remèdes ne marchait vraiment. Telle une méchante grippe, la maladie devait parvenir à son terme.

Mon exaspération d'alors s'est aujourd'hui à peine estompée. Je vomis toujours ceux qui font subir aux autres leurs silences, leurs humeurs et leurs mines d'enterrement.

C'est les prendre en otage, ni plus ni moins.

 

Le terrorisme 5À moins d'être stupide, la "victime" comprend qu'elle a mal agi ou blessé - et sans doute les deux.

Mais voilà... Son forfait ne lui saute pas toujours aux yeux.

Quelle erreur a-t-elle commise ?

Quelle attitude malheureuse, quels mots maladroits lui ont échappé ?

La meilleure volonté du monde ne lève pas tous les mystères. S'obstiner à se taire revient à priver quelqu'un de la possibilité de comprendre, de s'expliquer et de réparer.

Mais voilà... Avouer sa souffrance, c'est se montrer vulnérable, entrouvrir la carapace, permettre à l'autre, qui sait, de frapper à nouveau.

Mais si la confiance manque, à quoi bon ?


Rédiger cet article a en partie dissipé ma colère. Me voilà maintenant prête à lui écrire, à lui qui me fait la gueule depuis plusieurs jours.

Demain.

 

 

2e photo d'Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Samedi 14 décembre 6 14 /12 /Déc 11:55

Curiosité- Quand je cesserai d'apprendre, de chercher, de découvrir, c'est que je serai morte.

J'avais vingt ans et un petit ami serbe. Forcé de fuir son pays, lui ne comprenait pas mon envie de voyage. Il la jugeait déplacée, déraisonnable, dangereuse.

J'avais l'immense chance, le privilège d'être née dans un pays riche et surtout en paix. Pourquoi désirer un ailleurs alors que la douceur de vivre se trouvait à ma porte ?

Pour lui, le voyage, c'était l'exil.

Pour moi, c'était l'évasion, une promesse, un besoin.


- Je t'admire, soeurette !

Parole de mon demi-frère depuis l'Europe. Ses mots m'étonnent. M'admirer... Mais pour quoi donc ?

Mon frère et moi menons des existences radicalement opposées. Lui est resté dans notre région d'enfance, a choisi d'habiter un quartier tranquille, investi dans un appartement, ne voyage que très peu.

Terrien, amarré, il creuse son sillon en profondeur.

Son animal ? Le boeuf pour sa force, sa patience, son obstination.

Le mien ? La chouette, cet oiseau nocturne aux grands yeux.

Mon frère habite le jour, j'habite la nuit. Un de mes plus vifs plaisirs, écrire jusqu'à l'aube sur fond de jazz dans la fumée de mes cigarettes. D'autres en vrac : plonger, prendre un train, un bateau ou un bus pour nulle part, arriver dans une ville inconnue, la sillonner nez au vent, m'ouvrir à la découverte et à l'aventure. Penser qu'aujourd'hui sera une belle journée même si elle ne tient pas ses promesses.


- M'admirer... Mais pour quoi ?

Je pense que la question mérite d'être posée. Je la pose. Mon mode de vie n'a à mes yeux rien d'admirable, mes choix rien d'exceptionnel.

Mon frère me répond que l'inconnu l'effraierait. Déménager dans un pays étranger sans en connaître la langue, sans points de repère, sans réseau, sans tissu social.

Repartir de zéro, reconstruire.

Je nuance. Un homme m'attend à mon prochain point de chute. Si je m'y installe, il sera mon passeur. Quant au reste, apprendre la langue, m'ajuster, m'insérer, nouer des amitiés - en un mot jouir de ce nouveau départ -, la responsabilité m'en revient.

 

Curiosité3Je n'ai pas une once de peur. À quoi bon ?

La peur n'est pas une aide mais un frein. J'ai confiance en moi, en mes ressources, en mon adaptabilité. Mon désir est mon guide, il m'entraîne et je le suis. Et depuis des mois, les signes auxquels je crois se multiplient. De plus en plus précis à mesure que j'avance.

Si jamais ce lieu ne me plaisait pas, j'en repartirai telle que j'y suis arrivée. Le tout est de n'avoir que peu, si possible rien, à traîner derrière soi.

Pour les âmes libres, les possessions matérielles sont des boulets. Des boulets, j'en ai déjà dans tous les coins.

- Rien d'admirable là-dedans, frérot !

En même temps je m'interroge. Cette facilité à partir serait-elle le legs inattendu de ma bougeote ?

Longtemps j'ai vécu sans avoir de chez moiChez moi, c'était la place occupée par mon sac dans des chambres d'hôtel, mon petit univers, ma bulle que je transportais sur mon dos.


Mon frère me parle de mes nombreux périples, moi du sentiment de ne jamais en faire assez. Dans ce "en" se tiennent mes voyages, mais surtout la cohorte toujours ouverte de mes envies, de mes projets, de mes défis. La part de moi jamais rassassiée qui vibre et s'enflamme. Qui, exigeante maîtresse, réclame son dû.

Toutes les idées qui en jaillissent sont à présent couchées dans mon petit carnet orange. Et la liste s'allonge, et je n'en viendrai jamais à bout.

Mais peut-être est-ce cela que vivre : se garder du grain à moudre pour la suite.

- J'ai surtout l'impression d'avoir un cul en plomb, frérot... Pesant et lourd à lever, tu vois ?

Il rit et je repense à mes voyages de 2013 : Bangkok, Angkor, Seoul, Singapour, Bali, Nusa Lembongan, Sulawesi, Palawan. Tout compte fait, ce cul en plomb ne doit être qu'une impression.

En septembre j'ai renoncé à Taïwan parce que je travaillais d'arrache-pied sur un livre. Pas le temps. Bien m'en a pris, sans doute : la région fut cette semaine-là traversée par un typhon.


Curiosité 4bisN'empêche que ce sentiment de ne pas assez en faire perdure. J'aimerais vivre comme la femme sauvage de Clarissa Pinkola-Estes, toujours en mouvement, vibrante, créative et créatrice.

Je n'y parviens pas. Pas toujours.

La pesanteur du quotidien me rattrape, sa répétitivité m'émousse, ses contraintes me rongent. Mon humeur joue au yo-yo.

Je peine à relier le travail de fourmi à de grands projets. Tout ambitieux qu'ils soient, ils se décomposent en petites tâches rarement passionnantes, souvent ingrates, plus voisines du rase-mottes que des hauteurs.

Cette insignifiance m'ennuie. Je m'en détourne. Je m'en veux.

J'oublie aussi qu'un livre est une succession de phrases. À peine l'ai-je commencé que je le voudrais terminé. Je sue mes paragraphes jusqu'au jour où, épuisée, j'abandonne.

Mon travail suit les courbes de mon coeur : j'ai la trempe des grandes amoureuses, des amantes passionnées et non des épouses. Trop de mal à m'inscrire dans la durée, la permanence.


Si mon réveil ne sonne pas, je dors dix, douze heures de rang. À moins de huit heures par nuit, je n'ai pas ma dose et je me traîne. Tant d'heures perdues au lit... Additionnées, elles forment des jours, des semaines, des mois. Mon rêve serait de me limiter à cinq heures, pas davantage, pour attaquer fraîche une nouvelle journée.

Mon niveau d'énergie est souvent faible. Je fonctionne a minima entre fatigue et maux de crâne. Rêveuse plutôt qu'hyper-active, je marche dans ma tête. Loin, très loin. Je reviens de ces détours nostalgique ou euphorique. Je me berce de l'illusion de tout mener à bien.

Je me félicite. Je déchante.

J'ai trop d'envies et la conscience aiguë de ne pouvoir toutes les réaliser. Le temps m'est compté, et il passe vite.

Trop vite.

 

 

1re photo de Béatrice Galonnier, un souvenir de plongée en juin 2013, Barracuda Lake, Coron (Philippines) ; 2e photo perso, dans un ferry dans les Visayas ; 3e photo de Stefan (Trinidad et Shibari), Bangkok.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Dimanche 2 juin 7 02 /06 /Juin 18:38

Deconcertante douceur 1J'ai rencontré Pio un samedi. Il devait quitter mon île le lendemain.

Le dimanche il n'a pas pris le ferry.

Le lundi non plus. La journée fila à faire l'amour, la cuisine, du cheval et de la bronzette à la plage.

Il y a pire comme programme...

Le mardi Pio partit avec des regrets. Pas assez, néanmoins, pour accepter ma proposition : l'accompagner à Siquijor.

Son long voyage tirait à sa fin. Pio voulait faire le point, digérer son expérience de routard, se préparer à son retour en Allemagne. Son besoin de solitude pour se recentrer, je le comprenais si bien que je n'ai pas insisté.

Il est des moments de retrouvailles avec soi dont il ne faut pas faire l'économie.


Une semaine plus tard, nous avions rendez-vous à Singapour.

L'avion de Pio se posa par une après-midi de déluge. L'eau débordait de la rue piétonne où, bloquée en terrasse d'un restaurant de Chinatown, je buvais un mauvais café. Les yeux rivés à ma montre, je m'encourageais à braver les intempéries : peut-être Pio était-il déjà à l'hôtel.

Mon retard ne posait aucun problème en soi. La chambre était payée, le réceptionniste prévenu, Pio connaissait notre numéro de chambre. Il pouvait y déballer ses affaires en mon absence.

Mais ce serait moche, pensai-je. Un manque de délicatesse, la preuve d'une indifférence que je ne ressentais pas.

Ultime coup d'oeil à ma montre. Je me résolus à déplier mon parapluie pour quitter l'abri de l'auvent, retroussai ma robe jusqu'à mi-cuisses pour me frayer un chemin dans l'eau sale. L'hôtel n'était qu'à cent mètres mais j'y parvins trempée.

Pio se trouvait à la réception. Il venait tout juste d'arriver.

À Singapour nous fîmes ce que font tous les couples : l'amour encore, de longues balades bras dessus bras dessous, du shopping souvenir, des visites...

Dans un temple bouddhiste j'achetai un set de quatre pièces gravées. Je décidai que l'une reviendrait en donation au temple, que la deuxième serait pour Bertille, la troisième pour Pio, la dernière pour moi.

J'aime ce symbole du cadeau : le don spirituel et le don aux personnes chères.

 

Deconcertante douceur 2Pio s'ouvrit à moi comme rarement il se l'autorisait. Renfermé, réfléchi et volontiers taciturne, il n'avait guère le goût des confidences.

Son habituelle réserve rendit les siennes encore plus précieuses.

Juste avant mon départ il m'affirma :

- Je ne veux pas te perdre de vue.

Il m'écrirait, sans faute.

Me donnerait des nouvelles, évidemment.

Me reverrait, bien sûr, si un voyage le ramenait en Asie - ou si moi, par le plus grand des hasards, m'aventurais jusqu'en Allemagne.

Je ne doutai pas une seconde de sa sincérité. Tout en sachant, d'une tranquille certitude, qu'il n'en ferait rien.

Bingo.

Presque deux mois que Pio s'en est allé.

Deux mois sans un seul mail, même pas un pour me dire qu'il est bien rentré.

Je ne lui en tiens ni rancoeur ni rancune. Sa disparition n'enlève rien à ce que nous avons vécu. Son silence me blesse pas. Il ne m'est pas destiné, je crois : Pio, dans un autre monde, est passé à un autre chapitre.

 

Mais la tendresse, la donnée, la rendue, l'inattendue qui déborde, la quotidienne de nos journées, me déconcerte. Elle nous faisait ressembler à un vrai couple, un fort d'un passé, d'une histoire, d'un avenir, pas à un duo de vacances voué à vite se rompre.

Pire, s'ignorer.

Au réveil Pio prenait ma main, la cherchait dans la rue, déposait sur mon front une salve de baisers.

Dans les yeux des gens et en dépit de notre différence d'âge, lui et moi formions un couple. C'est d'ailleurs ainsi que je me sentais : en couple avec Pio. À Singapour et sur mon île, si radieuse qu'à plusieurs reprises on m'en fit compliment.

En couple même sachant que c'était faux, ou plutôt si éphémère.

Notre tendresse laissait supposer une complicité, une ébauche de sentiments, un ensuite peut-être.

Tout sauf ce silence en forme d'absence, de vide, de néant.

Et pourtant je ne suis pas déçue.

Et pourtant je comprends.


Deconcertante douceur 3Je sais que l'on peut être ému sans aimer, désirer sans s'engager, partager sans espérer.

C'est année après année ce que je fais, moi, avec mes amants.

Sincère lorsqu'ils sont là, oublieuse d'eux lorsqu'ils sont partis. Une page s'est tournée, j'attaque comme Pio le prochain chapitre, ce chapitre posé dès le prologue : mon lieu de vie n'est pour mes amants qu'une étape de leurs voyages.

Bientôt ils retraceront la route ou retourneront chez eux, en Europe ou en Amérique.

Une relation longue distance ? Non merci.

Possible que ma tendresse les déconcerte, d'ailleurs. Ou les effraie, car ils pourraient aisément m'imaginer amoureuse - de cet amour qui trop souvent marche avec la contrainte, les promesses à tenir, les comptes à rendre.

À moins que ma tendresse ne les enchante. Qu'ils ne s'y coulent sans réfléchir, jouissent des mots doux, des caresses, des attentions, de mes bras ouverts et de mes baisers.


Ma propre capacité à sortir de cette tendresse me surprend, d'ailleurs. Très vite un homme peut s'agréger à mon monde et y représenter beaucoup : amant, ami, confident, redresseur d'âme tordue, complice de fous rires. Nous dormons ensemble, nous éveillons côte à côte, partageons l'intimité d'un bref quotidien, nous blessons d'un mot et nous rabibochons d'un sourire.

Nous pouvons même plaisanter sur notre futur, la destination de notre lune de miel, la couleur des murs de notre chambre, les prénoms des enfants que nous n'aurons jamais.

Rapidement nous construisons notre bulle, créons nos codes, nos habitudes, forgeons nos anecdotes, la petite histoire de notre histoire.

Comme si celle-ci ne devait jamais se finir.

Comme si le temps ne nous était pas compté.

Mon plaisir n'est pas simulé. Mon bonheur n'est pas feint.

Rien n'est faux dans cette histoire mais remis en perspective, son essentiel n'est pas important. Si mon amant et moi nous donnons, nous nous reprenons avec la même facilité. Presque avec la même vitesse.

Même pas mal.

Reste une nostalgie diffuse, un vague regret de "c'était bien", un désagréable sentiment de solitude et d'excellents souvenirs qui aident à traverser la nuit.

 

Deconcertante douceur 4Mais pourquoi, moi si prompte à la tendresse, suis-je donc déconcertée par celle de Pio ou de Stefan ? 

Je crois pourtant à la vérité du moment. Une vérité instantanée qui jaillit, bondissante, susceptible de s'évanouir ou d'être contredite la minute suivante.

Une fugace mais néanmoins sincère.

Une légère mais néanmoins honnête.

Une qui permet de dire, les yeux dans les yeux, "je t'aime" sans que ces mots ne signifient autre chose. Sans en attendre de réponse ni de réciproque. Sans la lourdeur qu'on leur associe, sans la gravité des grandes déclarations.

Je crois aux vérités à l'image de la vie : mouvantes, imprévisibles, d'eau et non de granit.

Je crois aux vérités qui n'engagent que le moment de leur énoncé.

"Des vérités performatives", diraient les linguistes. Parce que je les ressens ainsi et souhaite les prononcer de même, mais les tais prudemment de crainte qu'elles ne soient pas comprises ou mal reçues.

Oui, je crois à ces vérités-là.

Mais quelle est, alors, la valeur des mots ?

 

 

Photos : Laurent Weyl, Umbo (Otto Umbehr), Shinichi Maruyama.

Dessin d'Alfred Gockel.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 14 avril 7 14 /04 /Avr 16:35

Ma grand-mèreL'égalité hommes-femmes, ma grand-mère n'y croyait pas. Probable même qu'elle n'y avait jamais réfléchi.

Sans doute taxerait-elle les féministes d'aujourd'hui de folles furieuses, de révolutionnaires sans objet, de chercheuses d'emmerdes, de Donna Quichotte d'un ordre à ne surtout pas bouleverser.

L'ordre d'un monde qui dit que les femmes, ça file droit.

Soucieuse de ne froisser quiconque, ma grand-mère ne le tournerait pas ainsi, mais botterait en touche par une formule frappée au coin du bon sens :

- Il faut de tout pour faire un monde.

- Les goûts et les couleurs...

- Un jour comme ça, un jour autrement.

Elle agiterait en signe d'impuissance ses mains usées par une vie de labeur, lèverait au ciel des yeux qui en ont vu d'autres - et des pires -, conclurait d'un pauvre sourire avant de retourner à sa routine.

Les commissions, la cuisine, le coup de balai, la lessive dans la bassine.


Née en 1915, ma mamie appartenait à une autre génération. Une qui pensait que les femmes, sexe faible, devaient marcher dans l'ombre des hommes, sexe fort, accéder à leurs désirs, obéir à leurs ordres, respecter leurs diktats sans jamais les contredire.

Une qui professait que les femmes devaient être gentilles, douces, accommodantes. Surtout pas, non, trop indépendantes ou trop libres.

À la maison, en société ou au lit, même non-combat.

Monsieur a ses besoins ? De bon ou mauvais gré, Madame doit s'y plier. Offrir ses fesses en attendant que l'affaire soit finie, voilà l'unique option envisageable. Se dérober au devoir conjugal parfois si bien nommé serait aussi malséant que dangereux : l'envie de forniquer ailleurs risquerait de s'en mêler...

C'est ainsi que ma grand-mère a vécu. Dans l'autoritaire sillage du mari de toute une existence. S'occupant de la maison, de leurs enfants et le secondant au magasin. Se gardant d'exprimer une opinion lorsque lui, le Chef, avait parlé. Se levant de table dès qu'il réclamait du sel. Abandonnant toute activité dès qu'il la sommait d'apparaître.

Lors de ses séances de bricolage, par exemple. Avait-il besoin d'un marteau ou de la perceuse qu'au lieu de descendre de l'échelle, mon grand-père hurlait :

- Mamie ! MAMIE !

Ses cris transperçaient le plafond du garage et déboulaient, impérieux, dans la cuisine. Ma mamie lâchait aussitôt son ouvrage pour se ruer dans l'escalier.

Dire à ce grand assisté que ses outils, il pouvait les prendre lui-même ne lui aurait jamais effleuré l'esprit.

Servante dévouée, épouse exemplaire, elle était là pour lui.

Ça ne la dérangeait pas. C'était normal.

Le Pépé était un homme.


Ma grand-mère 2BISÉlevée à mi-temps par cette femme que j'adorais, son modèle m'a en partie forgée. Enfant rebelle, trop gâtée peut-être, j'imitais mon papy : je la commandais.

En retour elle me cajolait, cuisinait mes plats favoris, rangeait mes affaires, m'autorisait à regarder tard la télé et ne me forçait pas à me brosser les dents.

Ravie de ce régime de vacances, j'en profitais, en abusais parfois. Piquais des crises au supermarché, m'accrochais à la caisse, courais loin devant ou refusais d'avancer, me traînais dans le couloir en frappant ses casseroles.

- Tu m'assourdis, ma puce !

Je continuais de plus belle. Elle s'énervait, criait, accusait mes "lel manières".

Les lel manières... Un leitmotiv incompréhensible.

Ce n'est qu'adolescente que je compris son secret. Qui n'existait pas puisque j'avais mal entendu.

En vérité point de lel manières.

Mais de laides manières, oui.

Une fois à bout de patience, ma mamie dégainait la menace ultime : me dénoncer à mon père. Je m'esclaffais en la traitant de rapporteuse. Elle m'aimait trop, je le savais, pour m'exposer à la violence du paternel.


Si ce modèle d'un autre temps berça mon enfance, je m'aperçus en grandissant qu'il clochait.

Pourquoi ma grand-mère courbait-elle toujours l'échine devant les hommes ?

Pourquoi reproduisait-elle avec son gendre le schéma qui l'attachait à son époux, alors décédé ?

La réponse était simple : mon père aussi était un homme.

À ses paroles dures jamais elle ne réagissait. À ses avis tranchés jamais elle ne s'opposait. Dans nos conflits elle se gardait prudemment d'intervenir. Me donnait-elle raison en privé qu'elle me désavouait en public.

Son ultime argument en appelait autant à la famille qu'à la virilité :

- C'est ton père, quand même...

Ses reculades me mettaient en rage. Je l'accusais de ne pas prendre parti, de ne pas me protéger. D'être faible, d'être hypocrite. Pire, de me trahir.

Je ne comprenais pas que ma mamie ne pouvait faire autrement. Ou plutôt, je ne l'acceptais pas.

Je la poussais à secouer ses chaînes. À sortir de ce que j'estimais sa passivité. À dire non, à dire merde.

Merde à ce qui lui déplaisait.

Merde aux contraintes.

Merde à l'autorité.

Merde aux bonshommes.

Merde !

Impossible pour elle, bien sûr. D'autant qu'elle n'était ni frustrée, ni malheureuse.

Un merde pour quoi, alors ? Pour rien.


Ma grand-mère 3Cette soumission programmée eut sur moi de drôles d'effets. Entre distorsion et écartèlement j'évoluais sans harmonie aucune, chaque pied ancré sur la rive d'un gigantesque fossé.

D'un côté je considérais de mon devoir de satisfaire les hommes - a fortiori le mien.

Si quelqu'un devait, en plein repas, ramener le beurre, c'était moi.

Si l'un de nous deux devait céder, ce serait encore moi.

L'amour à mort m'obsédait.

L'abnégation me subjuguait.

L'abandon de soi pour l'autre me fascinait.

Appartenance, ferveur et dévotion me tranportaient.

Je trouvais des beautés au sacrifice, un goût enivrant à la docilité, un grisant vertige à l'esclavage.

"Ma facette ancillaire", comme je l'appelle. Elle amuse ceux qui me connaissent bien, étonne ceux qui me croient si forte et libérée. Aussi incongrue que déplacée, à l'opposé de ce que je dégage.

J'ai tenté de la chasser, cette importune. Elle est restée. Quoiqu'elle et moi ne soyons pas encore réconciliées, il me revient à présent de l'accueillir.

On ne se défait pas si aisément de l'héritage de sa lignée.


De l'autre je vomissais toute emprise et refusais toute tâche qui, par tradition, revient aux femmes.

Le ménage ? Hors de question pour moi bordélique en diable !

La couture ? Encore moins, sauf pour créer des robes importables.

La cuisine ? Allons donc, infichue que j'étais de cuire des pâtes !

Mon plus fidèle allié, c'était le micro-ondes que je bourrais de conserves et de steak haché. Deux années à Paris sans allumer une fois mes plaques de cuisson.

Mes lacunes ne me dérangeaient pas. Loin d'y remédier, je les brandissais comme autant de fiertés, autant de médailles raflées à la guerre des sexes.

Bizarre guerre, paradoxale même, puisque jamais je n'ai considéré les hommes en ennemis. N'empêche qu'après l'ère "fée du logis", je décrétai l'avènement de la "marâtre de l'immeuble".

Hilare j'affirmais que personne ne m'épouserait pour mes qualités domestiques. Ce qui tombait bien : aucune envie de devenir femme de. D'accord pour le nom, mais niet pour la particule. Sauf pour le symbole, et encore...

Par plaisanterie je disais que le jour dudit mariage, je choisirais également un avocat.

Pour mon futur divorce.

Mon nez reniflait dans cette institution trop de possibles relents de soumission, trop de risques inutiles auxquels exposer mon indépendance. Ma préférence allait à l'union libre.

Pour le "libre" dedans, sans doute.

 

Ma grand-mère 4En attitude, en volonté, en crudité, je me suis longtemps efforcée d'égaler les hommes.

Parfois avec bonheur, souvent avec excès.

Je ne reculais devant aucun défi qu'ils auraient, eux, relevé. Les prenais pour mieux les congédier. Collectionnais les amants en hurlant à l'injustice qui m'étiquetait "salope" alors que mes partenaires se transformaient en Don Juan.

Je jurais comme un charretier, fumais comme deux pompiers. Parlais fort, gouaillais grossier, à propos de sexe si possible.

Mes interlocuteurs se récriaient ?

Je jubilais.

Petites natures !


Après l'équitation qui, gamine, affermit mon caractère déjà bien trempé, je choisis un des plus violents sport de combat. Enjoignais mes adversaires à lâcher leurs coups, m'énervais de leur réserve et les frappais en retour à pleine puissance.

Qu'ils comprennent enfin que je n'étais pas là pour tricoter !

Je m'agaçais des filles agissant en fifilles. Méprisais les mijaurées, les chichiteuses, les capricieuses. Les jamais contentes à la récrimination perpétuelle. Les vénales qui exigeaient d'être couvertes de cadeaux. Les princesses qui refusaient de bouger le petit doigt. Les gnagnagna qui se plaignaient d'avoir à ouvrir une porte.

Je les accusais de se comporter en assistées. De nourrir le cliché de l'infériorité féminine. De porter tort à leurs semblables.

Elles réclament respect, indépendance, égalité ? Qu'elle oeuvrent pour, bon sang !


Je clamais que lorsque la liberté n'est pas offerte, il faut la conquérir.

Ma grand-mère me désapprouvait, bien sûr. S'inquiétait, aussi.

- Change, ma puce. Sinon, tu ne trouveras jamais d'homme !

Lassée de la prédiction, je finis par rétorquer :

- Pas grave, j'en aurai plusieurs !

Elle pouffait. S'amusait de mon franc-parler qui lui arrachait des :

- Ah lala, sacrée toi !

Je riais aussi. Sans trouver ça drôle, au fond. Surtout lorsque le sujet de mes ruptures tombaient sur le tapis :

- Avec le copain, ça marche encore ?

- Non, mémée, c'est terminé.

- Mais pourquoi donc ?

Mes raisons lui tiraient des mimiques sceptiques. En général ma vibrante tirade butait sur un :

- Tu en demandes trop, ma chérie ! Faut accepter !

- Accepter ? Pourquoi donc ? Et si ça me déplaît ?

Anticipant une dispute, ma grand-mère battait en retraite :

- Bah, je dis ça, je dis rien... Tu fais bien comme tu veux...

- Voilà, merci. Comme je veux.


Ma grand-mère 5Chacune de mes relations avortées renforçait son intime conviction : sa petite-fille préférée se condamnait au célibat.

À force d'être martelée, sa conviction devint mienne. En toute inconscience ma mamie m'avait enferrée dans un réseau de "trop" et de "pas assez".

Trop libre. Trop exigeante. Trop difficile à vivre.

Pas assez douce. Pas assez soumise. Féminine d'apparence, certes, mais pas assez femme en dessous.

- Qui voudra de toi, je me le demande...

Moi aussi je me le demandais. Me persuadais que je ne tournais pas rond. Que la solitude était mon lot sans consolation, mon unique horizon, ma fatalité.

À jamais je serais la clef sans trousseau, la boîte sans couvercle, l'orange sans moitié. Mon coeur était d'or, peut-être, mais mon âme déficiente.


- Toi, jamais tu ne trouveras d'homme !

J'espère bien que ma grand-mère se trompait. Car aujourd'hui je le sais : l'opinion de nos proches sur nous n'est qu'une opinion, non une vérité.

Leur regard ne nous résume pas.

Leurs certitudes peuvent s'avérer fausses, leurs oracles mensongers.

Le reflet qu'ils nous renvoient, les critiques dont ils nous abreuvent, l'image dans laquelle ils nous enferment devient une prison si et seulement si nous y souscrivons.

Là où la liberté n'est pas offerte, il faut la conquérir. La lutte commence par détricoter, maille après maille, le carcan qui colle à notre être véritable telle une seconde peau.

Si familière qu'on en oublie qu'elle n'est pas la nôtre.

Si rassurante que, par peur de l'inconnu, on la laisse nous asphyxier.

Si profondément ancrée qu'on lui permet de nous couler corps et biens.

Ce qui ne m'empêche d'être toujours célibataire... mais heureuse.

 

 

Photos : Will Wegman, Zhang Peng, Saudek, Jeanloup Sieff, Marcin Twardowski.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Mercredi 20 février 3 20 /02 /Fév 19:51

Deviens ce que 1Déjà adolescente, je rêvais de tailler la route sac au dos, mais à la condition expresse d'être accompagnée.

J'avais la peur au ventre et pas assez d'estomac pour combler ma faim.

Partir en routard n'était alors pas si courant. Il n'y avait pas ces foules de (jeunes) touristes s'emparant de quartiers entiers, pas les facilités ni les infrastructures pour les accueillir.

Le monde semblait plus grand, plus inaccessible, plus mystérieux qu'il ne l'est en réalité. Mais pour qui commence à la parcourir, cette planète se révèle petite.

À dimension d'homme, presque.


Mes amis, mes proches, ma famille ne voyageaient guère.

Leurs vacances, ils les prenaient en France, en général au même endroit : dans une résidence secondaire, une location retenue d'une année sur l'autre, une pension réservée depuis avril, car ensuite c'est trop tard, complet, plus cher.

Sauf à bénéficier d'une promo de dernière minute, l'arrivée était plantée avant le départ. Apaisant de savoir vers où l'on se dirige et ce que l'on y trouvera, plaisant d'éviter les mauvaises surprises.

Parfois l'étranger avait leur préférence. Hôtel avec piscine, l'exotisme d'un cadre rassurant, reposant, confortable. Formule tout inclus, repas, boissons, activités, farniente et rares excursions.

Mais comment vivaient les gens hors de ces murs ?

Quelles coutumes, quelles prières, quelles chansons rythmaient leur quotidien ?

Quels fruits, quels légumes, quelles plantes étranges poussaient ?

 Quelles couleurs éclataient sur les marchés, quels parfums saturaient l'air ?

Mes amis s'en moquaient un peu. La curiosité ne les titillait pas.

Moi, elle me démangeait.

 

À cette époque déjà, je ne voyais pas l'intérêt de me déplacer pour vivre comme chez moi. Déguster les mêmes plats, me bercer des mêmes musiques, conserver les mêmes habitudes, avoir les mêmes attentes, les mêmes exigences me semblait incongru.

À ce compte-là, autant rester en France, pensai-je.

Le confort m'était un luxe dispensable. La jolie chambre récurée, le matelas moelleux, la baignoire et l'eau chaude à volonté, je les retrouverais bien assez tôt. En attendant, je pouvais m'en passer. Me rappelant à quel point j'étais favorisée, me poussant à démêler l'important du superflu et à remettre mon existence en perspective, ces manques dérisoires jouaient aussi le rôle d'alarme.

Ne rien considérer pour acquis, dit-on. Mais combien de choses ne considérons-nous pas réellement comme telles ?

Chaque voyage sonnait comme une trêve, une richesse, une confrontation. Un temps de découverte et d'émerveillement. Une porte ouverte sur un ailleurs, une porte que je rêvais d'ouvrir en grand mais qui, malgré mon désir, me restait en partie fermée.

Parce que personne ne voulait me suivre.

 

Deviens ce que 2Les étés de nos vingt ans, Vahina, une amie d'enfance, était ma complice. La Bretagne, le Maroc, la Tunisie, Chypre... Ensemble nous avions vu un peu de pays.

Trop peu à mon goût.

Toujours ces fichus hôtels qui nous enfermaient, ces boîtes de nuits qui nous recrachaient exsangues au matin.

Au retour j'étais certes plus bronzée qu'un caramel, mais vide, déçue, frustrée, mécontente, torturée par l'impression d'avoir manqué l'essentiel.

L'étranger m'avait filé entre les doigts.

Je n'en avais pas profité.

Stop !

Pour le prochain été, je proposai à Vahina un voyage différent. Sac au dos, en train, à pied, et pourquoi pas à vélo ? Nous nous forgerions des souvenirs en même temps que notre jeunesse.

Elle ouvrit de grands yeux.

- Mais c'est dangereux ! Mais où dormirons-nous ? Mais nous rentrerons épuisées ! Mais que diront nos parents ? Mais nous allons nous perdre !

Mais, mais, mais. Que des mais à la place d'un non.

Que des craintes, que des objections, que des peurs. Qui étaient miennes aussi, mais je comptais sur Vahina pour les diviser.

À deux nous serions fortes.

À deux l'inconnu serait moins effrayant. En cas problème nous nous épaulerions. C'est le rôle des amis, pas vrai ? Allez, à nous l'excitation, la découverte, les grands espaces, le défi !

- Désolée, mais ça ne me tente pas ! Mais pas du tout ! 

Mon coeur se pinça. Vahina avait gagné.

Je traçai une croix sur mon beau projet. Pour trop longtemps.


J'ai vingt-et-un ans et je m'étiole. Mon premier stage en entreprise est une épreuve. Je ne comprends pas ce que je fiche là. Je me sens déplacée, intruse. Je m'emmerde.

Je ne m'imagine pas me lever chaque matin à la même heure, me rendre au même bureau, suivre chaque jour les mêmes horaires, travailler avec les mêmes collègues, répéter les mêmes gestes, entendre les mêmes histoires près de la même machine à café.

J'en crèverais, sûrement. À petit feu, sans doute.

Je ne m'imagine pas non plus faire carrière, bûcher pour un patron, répondre à des ordres, rendre des comptes.

J'exploserais, sûrement. Trop sauvage, indépendante, asociale peut-être.

Seule dans la cuisine de ma mère, je compte sur mes doigts mon essentiel.

Pouce, un, être indépendante. M'organiser à ma guise, n'avoir personne sur le dos.

Index, deux, avoir du temps pour moi. Pour créer, écrire, m'exprimer, bordel !

Majeur, trois, m'installer à l'étranger. Ne serait-ce qu'un an.

Annulaire, quatre, gagner un salaire correct.

Existe-t-il un seul métier répondant à toutes ces exigences ?

Je réfléchis.

Je souris.

J'ai trouvé.

Prof. Je serai prof.

Voilà comment, en cinq minutes sur un tabouret de bar, on s'engage pour des années.

 

Deviens ce que 3Pendant ces années et les suivantes le désir, non, le besoin de voyager m'a taraudée.

Longtemps j'ai jalousé les expatriés, les audacieux signant pour l'aventure, les routards au long ou petit cours, les volontaires pour les destinations insolites.

Longtemps ils m'ont renvoyé à ma propre impuissance, à mes velléités, à mon manque de courage.

Je les admirais. Je leur en gardais rancune. Je voulais être eux, être à leur place.

Longtemps j'ai fantasmé, caressé, étouffé des plans d'envol, d'ailleurs, de vie et d'horizons nouveaux.

Longtemps je n'ai que rêvé.

La peur, toujours. Peur de cheminer nez au vent. De m'empêtrer sans me débrouiller. De me casser les dents et la figure. De revenir à la niche la tête basse, accueillie d'un "on te l'avait bien dit !".

On m'accusait déjà de ne rien écouter pour n'en faire qu'à ma (mauvaise) tête...


Personne ne m'encourageait, au contraire. Aucun de mes proches n'avait ni la culture, ni le goût, ni l'expérience du voyage. Tous n'y voyaient que risque, péril, danger. Futilité, même.

Qu'allais-je donc foutre là-bas ?

De gré ou de force, cette foucade me passerait lorsqu'à mon tour je rentrerais dans le rang. Que je cesserais de tendre vers l'impossible, que j'aurais un compagnon, des enfants, un boulot, une maison.

Une vie stable, une vie normale, une vie dans le moule, une vie conforme au modèle.

Une "vraie" vie.

Sauf que celle-là, je ne l'ai jamais eue. Et que le rang, je n'y suis jamais entrée.


2002, Inde du Nord. Premier périple sac au dos avec l'homme que j'aimais. Que j'ai tanné pour partir, car lui aussi avait la trouille. Peut-être encore plus que moi.

Révélation. Choc. Tsunami intime.

Une fois à Paris, j'appelai Vahina. J'avais tant à lui dire et si peu de mots pour le faire. Comment rendre compte d'un tel raz-de-marée ?

Impossible de lui raconter les gens, la foule, les scènes de rue, les vaches mangeant dans les poubelles, les couleurs éclatantes, le soleil, la poussière.

De lui retranscrire la ferveur des pujas** de Varanasi.

De lui décrire l'odeur de l'Inde, ce mélange entêtant et unique d'épices, de merde et d'encens.

De lui évoquer sans l'effrayer les cauchemars qui depuis mon retour me hantaient, les visages qui m'obsédaient, les incessantes arnaques aux touristes, la pauvreté qui m'avait abasourdie, les venelles souillées d'excréments et d'ordures, les bestioles qui grouillaient dans nos chambres de hasard...

J'essayais, me noyais dans un flot de paroles.

Vahina soudain me coupa :

- Je peux te poser une question ?

- Bien sûr !

- Mais comment faisais-tu pour ta lessive ?

J'en restai sans voix, blanche, éberluée.


Deviens celle que 4Depuis l'Inde ma route s'est poursuivie. Du Myanmar à la Chine, du Cambodge à l'Indonésie j'ai sillonné l'Asie en solo.

Plongé, découvert la steppe à dos de cheval, grimpé dans des centaines de jeepneys bondés, de trains ferraillants et de bus déglingués, embarqué sur des ferries, des bateaux à voile, des bangkas*, des chaloupes, visité d'innombrables temples, églises, ruines, musées, dégusté des kyrielles de repas bizarres, mangé du chien, du serpent, du singe et des insectes...

Après quelques mois en Thaïlande, me voici aux Philippines. L'endroit que j'habite aujourd'hui, je pensais n'y rester que trois jours.

C'était il y a trois ans.


Je me suis (trop ?) souvent reproché de ne pas avoir voyagé plus tôt. L'aventure était bien plus facile que je ne le croyais, et encore meilleure.

Chiffe molle, sang de navet, poule mouillée... J'ai peu d'indulgence à mon égard mais j'y travaille. La vérité est qu'il m'aura fallu du temps, beaucoup, pour apprivoiser mes peurs, délier mes attaches, court-circuiter le programme interne qui me condamnait à vivre sagement en France.

Cette vie-là m'aurait par trop éloignée de moi. Parce que le voyage, il appartient à mon noyau dur.

Ce noyau, chacun l'abrite en soi. Constitué dès l'enfance, il est cette partie inchangée de nous, la petite flamme qui brûle toujours au fond, l'élément stable dans le chaos ambiant. Il traverse, intact, les époques et nos métamorphoses.

Il est celui qui nous porte, qui exige le tribut de notre loyauté, de notre fidélité et de notre respect envers nous-mêmes.

Celui qui nous oblige à rester debout et à garder le cap alors qu'autour, tout fout le camp.

Celui, aussi, qui au fil du temps a forgé ma devise, mon désir, mon horizon : deviens ce que tu es.

S'écarter de ce noyau, pire, y renoncer, c'est se contraindre à payer un prix exorbitant.

Le prix de soi, je crois.

 


*Bangka : bateau traditionnel philippin à balanciers.

**Puja (pronocer "poudja") : cérémonie d'adoration et d'offrande aux dieux.

 

2e dessin : Manara. Photos : Steve McCurry, Helmut Newton

Pour les curieux, les amoureux de l'Asie et/ou de belles photos,

je vous recommande Sud Sud-Est, le sublime livre de Steve McCurry.

À feuilleter sans modération !

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Lundi 14 janvier 1 14 /01 /Jan 17:56

Tranches de vieRetour sur mon passé.

Derrière moi la continuité d'une ligne mais surtout, des boîtes. Des boîtes qui correspondent à des époques, des boîtes avec des gens dedans. Ceux que je fréquentais alors, ceux dont j'étais proche, ceux que j'aimais ou détestais.

Occupée à vivre à l'intérieur de la boîte, je n'en voyais pas le couvercle. Il était là, pourtant. Et un beau jour - ou un jour triste - il s'est refermé, souvent de lui-même.

Puis la boîte, scellée, a trouvé sa place sur les étagères de ma mémoire.


Hauts, bas, côtés... Il est des boîtes aux contours flous, des boîtes qui se superposent, s'interpénètrent ou se repoussent. Difficile de dire quand les tranches de vie qu'elles contiennent ont commencé, quand elles se sont achevées.

Il est des boîtes au contenu piégé (de moins en moins, heureusement).

Le décès de ma mère et le temps du deuil, mon enfance marquée par la peur et la violence de mon pèreFeu mon amour et ma maladie... Au fil du temps leurs bombes se sont désamorcées, leurs échardes se sont émoussées, leurs menaces ont perdu de leur puissance, leurs dangers de leurs risques, leurs risques de leurs pouvoirs.

Du coup, les rouvrir ne fait plus (si) mal.


Il est aussi des boîtes enchantées.

Un merveilleux été dans le Sud, mon amour qui conduit éclaboussé de soleil, souriant de ma paume qui étreint son bras, ma peau bronzée et ma jupe qui tourne sur mon body rouge... Leurs souvenirs, c'est du carburant pour la route, des onguents contre le vague à l'âme, du rose limpide contre les idées noires.

En pleine tempête y piocher, se requinquer à leur chaleur, se redorer à leur soleil.

Il est des boîtes un peu grises mais traversées d'éclairs. Des boîtes noires aussi.

Il n'est pas de boîtes neutres. Insipides, celles-là sont parties au tout-à-l'égout de l'oubli. 

Il est des boîtes refermées avec joie, soulagement, douleur ou regrets.

Je suis moi, certes, mais aussi la juxtaposition de toutes ces boîtes, le patchwork de toutes ces personnes mêlées à mon histoire. Et si aujourd'hui je suis moi, c'est également grâce à eux.

 

Tranches de vie 2Allez, une boîte, au hasard : Paris 2000-2003, dans cet appartement-là. Cinquième sans ascenseur, une pièce unique chambre-salon-salle de bains-bibliothèque avec vue sur la cour intérieure de l'immeuble.

En biais un étage plus bas, la fenêtre de la cuisine d'Irina.

Irina était jolie, brune, coquette, italienne. Nouvelle locataire, je la croisais en me cantonnant au bonjour de politesse. Une après-midi nous butâmes l'une contre l'autre dans le hall et Irina s'arrêta. J'étais en pleurs.

Aussitôt elle demanda de son accent chantant :

- Que vous arrive-t-il ?

- J'ai perdu mon chien. Il s'est sauvé.

- Comment s'appelle-t-il ?

- Socrate.

Irina sourit. Je ne lui précisai pas que j'avais récupéré ce bâtard, alors sans identité, à demi-mort à la SPA. Qu'il n'était pas très malin mais que son nom, justement, devait le rendre plus intelligent. À l'époque je croyais encore à ce pouvoir des mots.

L'histoire de Socrate pouvait attendre, pas Socrate lui-même.

Chamboulant sur le champ ses obligations, Irina partit avec moi à sa recherche. Nous écumâmes les rues adjacentes, les cours intérieures, le square de l'avenue.

Mon chien ne reparut qu'épuisé par sa fugue, fugue qui fit de ma voisine une amie.


Irina était photographe. Sans guère de travail, ce qui lui laissait beaucoup de temps libre. Du temps libre, j'en avais aussi.

Bientôt nous nous vîmes chaque après-midi.

Jamais ma voisine n'aurait de son propre chef grimpé l'escalier afin de s'inviter chez moi. Elle connaissait mes horaires décalées, mon mode de vie fantaisiste, mon isolement dans le travail. Lorsqu'elle souhaitait me voir, toujours elle me téléphonait pour me proposer un café.

Italien, bien sûr, envoyé du pays par ses parents.

Sur les fourneaux la cafetière, un modèle métallique à vis plus lourd qu'une cocotte-minute, chantait. Le breuvage d'un noir d'encre était fichtrement serré, la cuisine exiguë, la table minuscule. Dans l'air flottait une délicieuse odeur de sauce, au fond des casseroles adhéraient des restes de pâtes, sur l'égouttoir la vaisselle du repas séchait.

La cuisine d'Irina était paisible comme le quotidien, rassurante comme une berceuse et aussi chaleureuse que sa propriétaire.


Tranches de vie 3Elle et moi discutions des heures durant. De son compagnon qui partageait les lieux et que je connaissais peu, du mien qui logeait à deux rues de là. De nos idées, de nos espoirs, de nos soucis. D'expos, de théâtre, de peinture, de bouquins et de photos.

De mon studio je voyais si, le soir, Irina s'attardait dans sa cuisine.

De sa cuisine elle guettait, vers midi, l'ouverture de mes stores annonçant mon réveil.


Jour après jour et chaque jour davantage nos vies s'entrelaçaient. C'était à la fois superficiel et profond, doux, bon et riche

Irina et moi étions les mutuels témoins de nos existences. Position qui ne nous gênait pas, au contraire.

Nous avions trop de respect pour nous épier, trop de discrétion pour nous imposer. Notre affection réciproque, nos sensibilités si proches, notre facilité à nous comprendre à demi-mot, notre certitude, aussi, de partager "l'amour de l'art", étaient les garantes de notre amitié.


La veille de ses vacances en Italie, Irina me confia ses clefs. Charge à moi de veiller sur son domaine.

- Toi qui rêves de dormir chaque soir dans un lit différent, utilise le mien !

Qu'Irina flattât mes marottes m'émut. Je songeai que là était bien l'attitude d'une amie : ne pas comprendre mais offrir quand même, juste pour le plaisir de faire plaisir. Si je ne profitai pas de cette liberté généreusement allouée, je faillis bien séjourner chez elle contre mon gré.

Un midi, mal réveillée, en simple chemise et sans culotte, j'empoignai son trousseau en croyant tenir et le mien et le sien. Claquai ma porte qui se verrouilla, descendis d'un étage et arrosai ses plantes.

J'évitai la cuisine. Désertée, sans parfums, elle me parut vide, banale pièce sans histoire en l'absence d'Irina.

C'est en voulant entrer chez moi que l'évidence me frappa : mes clefs étaient à l'intérieur. Irina en possédait un double, mais son appartement était grand.

Pas le choix, je devais le fouiller.

J'inspectai les trousseaux accrochés à l'entrée, inspectai le vide-poches, ouvris les tiroirs de son buffet.

Rien.

Un quart d'heure de vaines recherches me découragea.

Je m'assis sur son lit pour réfléchir. Où planquais-je, moi, les objets précieux ?

Réponse : au milieu de ma lingerie, dissimulés dans les replis des dentelles.

Retourner celle d'Irina m'embarrassa, mais l'intrusion fut brève : mon amie avait les mêmes cachettes que moi.

 

Tranches de vie 4Une nuit elle me fit rire aux larmes.

Je remarquai qu'à deux heures du matin, sa lumière était toujours allumée. Un oubli, sans doute.

Un bruit de vaisselle me détrompa.

Je l'appelai. Elle décrocha.

- Tout va bien ? questionnai-je.

- Oui, oui, je rase ma poule !

- Ta poule ? répétai-je ébahie.

Irina avait beau être une excellente maîtresse de maison doublée d'un cordon bleu, que diable pouvait-elle bien faire d'une poule ? Et à cette heure indue ?

Mon silence interloqué l'amena à préciser :

- Ma poule, tu sais, la bleue à franges ?!

- Aaaaaaaaah... Ton pull !

- Oui, c'est bien ça : ma poule !

L'opération "rasage des bouloches de la poule" se termina en nuit blanche.


Au milieu d'un fou rire, au détour d'une confidence, il m'arrivait de penser qu'un jour, Irina s'en irait. Elle souhaitait un enfant avec son compagnon, leur appartement ne comptait qu'une chambre.

À cette pensée mon coeur se serrait. J'ouvrais alors grand les yeux et les oreilles pour m'imprégner, tout entière, de cette minute. En moi graver le visage d'Irina, ses larges iris sombres aux paupières un peu lourdes, ses longs cheveux balayant ses pulls à bouloches, ses colliers chics et sa voix qui chantait les voyelles. Une pause volée au flux du temps, un arrêt dans cette course qui inéluctablement nous emportait.


La boîte n'était pas encore close que déjà, j'éprouvais de la nostalgie, une tristesse diffuse, un sentiment de perte teintant nos après-midis d'une drôle de saveur. Une plus intense car en sursis. Une presque amère car plus jamais.

Si je n'anticipais pas une rupture, je savais qu'Irina partie, notre amitié changerait. Différente, plus lointaine sans doute car privée d'un quotidien partagé, de ces mille et un liens que tissent de petits riens : un paquet gardé par l'une en l'absence de l'autre, une bouteille d'huile d'olive prêtée en cas de panne sèche, des recettes qu'on échange et des épices qu'on donne, des rigolades sur les disputes des voisins, des emplettes dans les boutiques du quartier...

Irina a déménagé, eu un enfant, s'est séparée de son conjoint.

Lentement nous nous sommes perdues de vue.

Lentement le couvercle de la boîte Paris 2000-2003 s'est rabattu.


Tranches de vie 5Depuis mon expatriation la conscience des boîtes a encore gagné en acuité. Sans doute parce que j'habite une île que nombre de gens traversent.

Des touristes d'abord. Eux ne s'attardent pas, c'est la règle du jeu.

Des voyageurs en recherche de travail, ensuite. La plupart instructeurs de plongée, ils s'envolent vers d'autres cieux, d'autres contrats, d'autres dive shops une fois la haute saison terminée.

Quelques mois, c'est déjà suffisant pour se connaître, s'apprécier, s'attacher.

Il le faut pour ressentir la joie d'être ensemble. Pas trop non plus pour s'éviter de souffrir. Et c'est encore plus vrai quand l'amour s'en mêle.

Ma chance est ici d'être flexible, de n'appartenir à aucun lieu ni de ne dépendre d'aucun pour assurer ma subsistance.

Je peux demain me séparer des objets, vêtements, bijoux accumulés dans mes armoires, mes tiroirs, ma cuisine. Ne garder que l'essentiel pour mon sac de voyage. Rendre mes clefs à Olüg, quitter ma maison sans me retourner et retailler la route.

Je peux mais ça n'empêche pas les boîtes, ce fichu va-et-vient de métronome égrenant l'incessant passage d'un état à un autre.

Tic tac, tic tac.

Unis puis séparés.


J'ai conscience que vivre revient à écrire, chaque jour, une histoire à mon insu. La vie telle une main folle qui sans arrêt, sans répit, sans pitié, noircit des pages et des pages jusqu'au point final.

J'ai la conscience aiguë, trop, douloureuse, souvent, flamboyante, parfois, que tout est si fragile.

Que c'est ici et surtout maintenant.

Et que cet ici et ce maintenant ne sont, tous comptes faits, qu'un chapitre. Le chapitre d'une boîte qui un jour se refermera.

 

 

 

Juste, au cas où : ce n'est pas moi sur la dernière photo.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Vendredi 14 septembre 5 14 /09 /Sep 11:01

DefinitionLa semaine dernière, Olivier, un expatrié français, m'a dit :

- Je te connais depuis combien ? Deux ans, c'est ça ? Et bien, au cours de ces deux années, je ne t'ai jamais vu posée. Toujours entre plusieurs pays, voire plusieurs vies, hésitante, dubitative, à t'interroger.

- Tu es un électron libre. C'est toi qui choisis qui, où, comment. Tu peux décider de t'agripper aux autres mais tu ne te laisses pas agripper.

- Tu n'offres aucune prise, tu glisses entre les doigts qui voudraient te serrer. Tu avances, tu esquives, tu disparais, imprévisible et changeante. Une fois là, une fois ailleurs, une fois absente.

 

Je l'ai écouté en triturant ma bague violette. N'ai dit ni oui ni non, sûrement parce qu'il n'y avait rien à dire : on ne combat pas la vision qu'un autre a de nous-mêmes, comme on ne peut juger ses ressentis.

Il y a du vrai dans les propos d'Olivier. Beaucoup, sans doute. Du beaucoup qui me renvoie à une identité morcelée, mouvante, rétive à entrer dans une case pour sagement y rester.

Incertaine, fractionnée et coulante, de partout je déborde. Et je m'interroge, oui.

Mais cette opinion, arrêtée s'il en est, m'a dérangée. Pas comme une injustice, plutôt à la façon d'un avis trop rigide, d'une loi d'airain gravée sur une tablette.

Dérangée peut-être parce que définir quelqu'un, c'est déjà l'enfermer.

Électron libre, alors ? Probablement.

 

 

Photo d'André Kertesz.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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