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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Vendredi 2 septembre 5 02 /09 /Sep 09:12

Philippines, août 2011.

 

Pour So et Stan.

Je vous l'avais dit, je ne sais pas faire court !

 


Coup doubleLe mur s'incline dans un camaïeu de bleu-noir. Accrochés à la paroi, coraux et anémones ondulent dans le courant. Un banc de poissons se faufile au dessus de nous, vibration vif argent capturant la lumière de la surface.

C'est une journée radieuse de bleu philippin, à quelques encablures d'une île presque déserte.


J'ai du mal à descendre. Gêne dans mon oreille droite, légère douleur d'écrasement. Mouvements de mâchoire pour l'endiguer. L'inconfort s'atténue, passe et revient, plus insistant. Je me pince le nez. Souffle. Chuintement de pistons suivi d'un timide pop.

La douleur disparaît.

Telle une feuille mollement tombée d'un arbre, je m'enfonce dans l'onde. Au creux de mon ventre, identique à chaque fois, la griserie de m'éloigner du monde terrestre pour me fondre, dissoute, à l'élément qui me porte.


Deux jours plus tard.

Réveil tête enfoncée dans un aquarium. Mon oreille droite s'est changée en éponge visqueuse soudée à mon crâne, bourdonnante comme une ruche au lointain. Le monde alentour a aussi perdu de sa netteté. D'aigus, ses contours sont devenus cotonneux, dilués à coups de gomme.

Je heurte le mur en me levant. Mon équilibre est précaire, mes gestes imprécis. Le café bouillant m'éclabousse les mains. 

Dans une heure, je dois être au terminal des ferries. Pas le temps d'un crochet à l'hôpital. Aucune importance. Puisque je vais à Cebu, je consulterai là-bas.



Coup double 2bisLe multicab de 
Bertille m'attend devant le portail. Salut, bises, suivis de la rituelle question :

- Comment vas-tu ?

- Pas très bien.

Aussitôt, les grands yeux bruns de mon amie se teintent d'inquiétude. Cette ombre me touche. Elle est le miroir de notre amitié, la certitude que quoi qu'il arrive, nous serons là l'une pour l'autre.

Compter pour et sur quelqu'un quelque part, a fortiori au bout du monde, a de quoi me réchauffer le coeur.

- Que se passe-t-il ?

- Oh, rien de grave. Une banale otite.

 

Assise sur le fauteuil de ma dentiste, je lui demande :

- Pourriez-vous m'indiquer un bon ORL ?

Ayleen Guindelcor, tout en gracieux mouvements de poignets, affairée, sautillante, répond :

- Le docteur Ribiera. Il...

- Non, pas lui. S'il vous plaît.

La haute stature du spécialiste, inhabituelle pour un philippin, s'interpose entre nous.

Novembre dernier. Je revois son visage dur. Le pli amer de sa bouche. La morgue au fond de ses prunelles, son impatience puis son exaspération alors que, sur son siège, je me débats. Ses mains brutales poussent un instrument au fond de mon oreille.

J'ai mal, le lui dis. Il s'en fout. Il veut aller vite, sa salle d'attente est bondée.

L'assistante tente de me bloquer la tête. Je la repousse.

- Puisque vous ne faites aucun effort, ma consultation est terminée.

Ton hautain pour humilier une patiente rebelle, réduite à l'état de gamine capricieuse. Essaie encore, petit docteur. Ce n'est pas honteuse que je me sens mais furieuse.

- Volontiers ! dis-je.

Pressé de se débarrasser de mon insolence, Ribiera gribouille une prescription. Me la tend sans un regard, me pousse dehors sans un salut et claque la porte.

 

Coup double 2A mon récit, Ayleen bat des paupières. J'espère soudain n'avoir pas parlé imprudemment. Ce médecin pourrait être de sa famille. Oh, et puis zut.

- Oui, je sais que Ribiera peut être difficile... Une de mes patientes a même quitté son cabinet en pleurant. Mais voilà : il possède le meilleur équipement de la ville.

Tant pis pour moi.

- Voulez-vous voir mon oncle ?

Cette transition abrupte me laisse coite.

- Lui aussi est ORL. Excellent, mais...

Dans la voix d'habitude si précise d'Ayleen, une hésitation. Elle cherche ses mots, en repousse certains pour leur en préférer d'autres. 

- ... moins bien équipé. Si vous le souhaitez, je lui téléphone pour annoncer votre venue.

- D'accord.

- Ah, au fait. Mon oncle s'appelle Simplicio.

Simplicio... Le prénom me dessine un sourire.


Lourdès, l'assistante d'Ayleen, esquisse un plan du quartier. Le Community Hospital se trouve à une quinzaine de minutes. Pour m'y rendre, je peux héler un taxi ou un jeepney. Mais si je choisis ce dernier, il me faudra traverser la rue. Oui, traverser, répète Lourdès. Traverser.

Son insistance m'étonne. Est-ce donc si compliqué de traverser cette rue ?

J'imagine une highway à l'américaine, sans passage piétons, avec des véhicules déboulant à une allure folle. Pour passer de l'autre côté, il faut marcher jusqu'au prochain feu, parfois distant de plusieurs kilomètres.

Soyons téméraire, osons malgré tout le jeepney.

 

Coup double 3bisLe conducteur me dépose à l'endroit voulu. Je découvre, étonnée, une simple route à deux voies, sans embouteillages ni bolides.

Les réticences de Lourdès m'échappent.

Une étrangère ne devrait-elle donc pas utiliser ses pieds ?

Ai-je l'air trop snob pour me mêler à la foule marchant en plein soleil ?

J'emboîte le pas à un groupe de femmes.

Une partie tourne à gauche, direction l'église.

L'autre à droite, direction l'hôpital.

J'imagine un flot continu se dévidant d'un bâtiment à l'autre. La prière avant une consultation pour implorer la Vierge, Dieu, les Saints, de n'être point trop malade. La prière après, en remerciement ou en supplication de remède.

 

L'entrée de l'hôpital, ouverte à tous les vents, pousse dans le hall un souffle torride. C'est, comme souvent aux Philippines, sa vétusté qui me frappe.

Les murs sont jaunâtres, écaillés, le sol d'une propreté douteuse. Pas d'air climatisé. Pas de salle d'attente ni de sièges, juste des bancs de bois sur lesquels s'entassent, suants, des malades et leurs familles. Des employées sommeillent derrière des guichets surmontés des panneaus administration, registration, pharmacy.

Plongé dans une torpeur de souffrance et de canicule, l'hôpital semble tourner au ralenti. A peine, parfois, le soubresaut d'une blouse blanche se glissant, rapide, vers l'extérieur.

 

Le cabinet de Simplicio est situé au bout du couloir. Impossible de me tromper : il n'y en a qu'un partant du hall, et le décor est identique. Horizon de lino taché, de peinture pisseuse, de lumières faiblardes et de bancs bondés.

Ici on guette son tour en silence et avec humilité, comme accablé d'une résignation karmique.

C'est à la lettre prendre son mal en patience, d'autant que le délai peut s'étirer sur une journée entière. Rares sont les médecins qui, à l'exemple d'Ayleen Guindelcor, reçoivent sur rendez-vous. Pour en obtenir un, il faut se lever aux aurores. Se déplacer jusqu'à l'hôpital ou au cabinet. Inscrire son nom sur un listing, généralement accroché devant la porte close : à six heures du matin, le médecin n'est pas là. Attendre ensuite son tour sans trop s'éloigner. Le risque étant de manquer sa consultation si des patients ne se présentent pas ou que l'homme de l'art travaille plus rapidement que prévu.

En général à la chaîne, un nouveau malade par tranche de dix minutes.

 

 

Coup double 3Des paroles de Bertille me reviennent :

- Aux Philippines, à moins d'être riche, tu résistes ou tu meurs. Dérangeant à dire, mais réaliste.

 

Simplicio Guindelcor, lui, ne me fera pas attendre. Depuis l'appel de sa nièce, c'est même lui qui m'attend. Probable privilège d'étrangère qui m'embarrasse.

Peut-être suis-je passée devant des personnes qui, pour seul tort, n'avaient pas ma couleur de peau.

La secrétaire du médecin occupe l'antichambre du cabinet, un réduit sombre et poussiéreux croulant sous les dossiers. Leur nombre les empêche de tenir dans les meubles prévus à cet effet. Aussi cette incontrôlable invasion de papier déborde-t-elle de partout, montant à l'assaut des cloisons, gangrenant le plancher.

Comment retrouver le dossier d'un patient dans un tel désordre ?

Je ne connaîtrai jamais la réponse. Déjà, la secrétaire m'ouvre la porte.

- Entrez, Mââm.

Le cabinet est un décalque à peine amélioré du bureau. Tout y paraît ancien, déglingué, blanchi par le temps et l'usage. Un store filtre le jour cru. La lumière forme au sol des taches étincelantes. On jurerait le décor d'un vieux film dans lequel Simplicio camperait l'acteur principal. Minuscule bonhomme au visage sympathique et aux manières guillerettes, il trône, à demi-chauve et ventru, sur un tabouret de consultation. M'accueille d'une exclamation sonore et m'invite à occuper l'unique siège libre.

- Qu'est-ce qui vous amène, Mââm ?

Simplicio a une voix forte, rapide, un accent des Visayas à couper au hachoir. Je désigne mon oreille droite. Sans plus attendre, il y plonge un instrument terminé par une petite lampe. Emet quelques grognements. Retire la canule et m'empoigne pour examiner l'autre oreille.

Son geste brusque me déséquilibre. Je veux pivoter pour lui faciliter le travail. Comprenant ma manoeuvre, il me pousse. Mes genoux cognent le mur. Simplicio suspend aussitôt son geste pour se confondre en excuses.

De quoi s'excuse-t-il, au juste ? Je l'ignore. Peut-être de son empressement. Ou de l'exiguïté négligée de son cabinet. Ou des deux.

 

Coup double4A la différence de sa nièce, M. Guindelcor n'a manifestement pas l'habitude de recevoir des étrangers. J'ai le sentiment qu'il veut, avant tout, me faire bonne impression, compenser l'obsolescence de son matériel par un surplus d'attention. Cette avidité à me soigner me partage entre la gêne et le rire.

Comme pour effacer sa maladresse, Simplicio me répète :

- You'll be all right, you'll be all right. You follow my medicine and you'll be all right.

Il me félicite d'être venue au plus vite. Si mon tympan n'est pas rompu, mon conduit auditif est plus rouge qu'une groseille écrasée.

 

Suivent des explications aussi drus que la mousson.

La cause de l'otite ?

Non, non, pas la plongée, mais une sinusite qui a atteint mes trompes d'Eustache.

Bizarre... Je n'ai pourtant pas été malade.

Ah bon ? C'est donc la faute d'une allergie.

A quoi ? Aucune idée.

Aurais-je des animaux domestiques ? Non.

Le coupable est alors le pollen ou les changements de temps. L'allergie aux variations du climat me laisse songeuse.

Le remarquant, Simplicio réitère sa phrase magique en battant l'air de ses bras potelés :

- No worries. If you follow my medicine, you'll be all right !


D'ailleurs, puis-je revenir dans dix jours pour un examen de contrôle ?

Compliqué. Vu que j'habite loin, je préférerais reconsulter près de chez moi. A ces mots, le visage du spécialiste se plisse comme celui d'un enfant boudeur. Puis tout à coup s'éclaircit. Il a une idée : me laisser son numéro privé. Mais que je ne le communique à personne ! Aucun autre patient, bien sûr, n'a droit à un tel traitement de faveur. Mais moi, c'est différent.

Pour lui donner de mes nouvelles, je lui téléphone. Ou mieux, je le texte. Parce que Simplicio joue au golf et risque de ne pas entendre la sonnerie. Et que ses partenaires, tous médecins, se plaignent de ces appels incessants.

Sa fierté naïve à souligner son emploi du temps surchargé, son cercle d'amis haut placé et ses loisirs de riche me le rend touchant. Toujours ce complexe d'infériorité des Philippins devant les occidentaux...

La scène a beau être drôle, le fond en est triste.


Simplicio rédige une ordonnance illisible. Me regarde une dernière fois et assène avec force :

- If you follow my medicine, you'll be all right. But if you don't, I'll spank you !

(Si vous suivez ma prescription, vous irez bien. Mais si vous ne la suivez pas, je vous fesserai !)

J'ai failli en tomber de son siège.

 

 

Photos : inconnu, Man Ray, Brassaï.

Toile d'Alfred Cheney Johnston, Alva Bernadine. 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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