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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Mercredi 18 janvier 3 18 /01 /Jan 19:04

Mme HasselJe voyais Madame Hassel une fois par semaine. Au dernier étage de l'université, toujours dans la même salle aux relents de parchemin, de poussière et de colle.

Notre première rencontre fut fortuite, de pure convenance pour ma part. Les "travaux dirigés" de Madame Hassel, seuls à se dérouler en milieu d'après-midi, cadraient pile avec mes horaires. Après plusieurs années de vie en décalé, mes journées débutaient à l'heure du déjeuner.

C'est ainsi que, par la force du hasard ou le doigt du destin, elle devint mon professeur.


Madame Hassel était une petite femme boulotte et plutôt laide. Des cheveux ternes et gras coupés au bol, un teint luisant, d'épaisses lunettes, aucun maquillage... Elle ne tentait d'ailleurs pas de s'arranger.

Madame Hassel était peut-être un peu bonne soeur. Ou bonne soeur tout court. Du clan des vieilles filles grises ou des incolores tantes de provinces, en tout cas. De celles qui, enfant, ne retiennent guère l'attention des adultes. Qui, adolescentes, font tapisserie aux fêtes où elle est invitée, souvent à la dernière minute pour boucher un trou.

C'était déjà un de nos points communs.


À première vue, sa garde-robe était aussi inexistante que sa grâce. Neuf mois durant, Madame Hassel usa les mêmes tenues : une large jupe à carreaux et un chemisier blanc, sans fioritures, en été. Un pantalon et un gilet de laine marronnasses en hiver. Et, en toute saison, des bottines à semelles plates.

Madame Hassel professait le plus grand mépris pour lsuperficiel.

La mode la rebutait davantage qu'une faute d'orthographe, les apparences autant qu'un néologisme, la coquetterie à peine moins qu'un barbarisme. Elle eut d'ailleurs été étonnée qu'on la jugeât sur autre chose que son esprit.

D'esprit, elle n'en manquait pas. D'intelligence non plus même si, convaincue d'appartenir à une élite, Madame Hassel arborait ses titres comme autant de trophées.

Plus jeune candidate de France reçue à l'agrégation. Major de sa cuvée. Succès qui, cette année-là, ravit à Paris son hégémonie. Paris le réputé, l'arrogant, le supérieur foulé aux pieds par une simple provinciale. Plus jeune docteur dans la foulée. Maître de conférences à la Sorbonne.

Madame Hassel avait de quoi pavoiser, d'une légitime fierté ne se cachant pas d'être snob. Elle déchanta néanmoins à l'obtention du concours.

Une année de labeur acharné pour s'entendre prononcer au lendemain de la victoire :

- Je suis agrégée.

Agrégée ? Son rang lui lacéra soudain les joues de honte.

Agrégée... nous répéta-t-elle. Vous rendez-vous compte ? Se battre pour atteindre les hautes sphères pour se découvrir... agrégée... agrégée au troupeau !

De cette distinction muée en déshonneur notre professeur ne revenait toujours pas.

 


Mme Hassel 2Madame Hassel portait un nom difficile. À consonance germanique, mais équivalant en anglais à "harcèlement".

Harceleuse, elle l'était un peu. Du moins si l'on peut qualifier de tel ses tentatives de bousculer une poignée d'étudiants endormis. Affalés sur leurs pupitres en attendant que l'heure s'achève. Vite distraits par le ciel derrière les vitres ou un bruit dans le couloir. Aussi motivés qu'ils avaient envie de se pendre.


Il faut dire que Madame Hassel enseignait une matière ni populaire, ni facile - ceci expliquant sûrement cela.

Sa spécialité, son dada, son hobby, son pré carré, c'était l'ancien français. La grammaire, la syntaxe, le vocabulaire, les conjugaisons, la traduction et la phonétique historique.

Essentiellement du par coeur, beaucoup de logique, peu d'utilité pratique.

J'aurais pu détester Madame Hassel. Je l'aimais beaucoup.


J'aimais son profond désintérêt pour la facilité, sa rigueur toute mathématique. Sa langue juste, son parler clair.

J'aimais sa façon de considérer les mots comme des entités précieuses, des personnes ou des amis longtemps côtoyés.

De leurs naissances jusqu'à nos jours, en passant au besoin par leurs morts, Madame Hassel retraçait pour nous l'histoire de leurs vies. Les significations qu'ils avaient perdues en vieillissant. Celles qu'ils avaient gagnées, parfois en les volant à d'autres. Amputés, leurs rivaux les plus malchanceux avaient sombré corps et biens sans laisser aucune trace.

Mais par la bouche de cette petite femme ils renaissaient, retrouvaient pour un instant leur lustre, leurs contours, leur étrange beauté. Penchée sur eux comme un chirurgien au chevet d'un opéré, Madame Hassel les analysait, les disséquait, les fouaillait afin d'en exprimer le jus. Une saveur lointaine, inconnue et toutefois familière. Une madeleine de Proust jamais goûtée mais cependant dégustée.


Madame Hassel parlait des mots comme des êtres. De leurs existences, leurs origines comme une accoucheuse ou une complice de la grande faucheuse.

Si la racine remontait au latin, elle prenait l'étymon et annonçait :

- Nous allons maintenant procéder à sa toilette.

En d'autres termes, le débarrasser de ses scories afin de bien placer l'accent tonique. Puis suivre son cordon ombilical pour parcourir, son après son, ses métamorphoses jusqu'au français moderne.

Sous les doigts, les lèvres de cette maîtresse-femme, les mots n'étaient pas de simples outils. Ils se changeaient en continents, civilisations, armées en marche, machines de guerre ou baumes pour l'âme.

Et par la chair du verbe, Madame Hassel devenait belle.

Nimbant le tableau noir, un halo flottait autour d'elle. Ses yeux ternes pétillaient derrière ses verres épais. Son visage large se parait de douceur, ses traits communs de grâce. La fougue l'animait, mettant du feu dans ses gestes, des trémolos dans sa voix.

Cette année-là, Madame Hassel me légua sa passion.

 

Madame Hassel 3Quelques rentrées plus tard et je fus derrière le bureau. Me faisant face, quarante étudiants étonnés. Surpris qu'une femme si jeune enseignât une si vieille matière, et plus encore de son plein gré.

Le tendron à la place du barbon. Ils ne perdaient pas au change, je crois.

Je fis de mon mieux pour les intéresser. N'y arrivais pas toujours, parfois pas du tout. Avec certains, le seul désir ne suffit pas quand la matière est aride.

Je leur disais de prendre cette langue comme un jeu. De go, de poker ou d'échecs. Qu'ils s'y amuseraient eux aussi à condition d'en apprendre les règles. Alors la partie pourrait commencer. Et ils retireraient, promis, ce que l'on attend de tout jeu : du plaisir.

 

Souvent le fantôme de Madame Hassel me rendait visite en plein cours.

Un jour, je découvris ce que j'aurais juré impossible : elle s'était trompée sur l'histoire d'un mot.

Cette erreur m'abasourdit comme un triple soufflet.

Après l'incrédulité vint la tendresse. Mon ancienne professeure n'était pas infailible. Elle n'était qu'humaine.

Reste son héritage, un pays dessiné sur ma carte intérieure. Avec le temps, grignotées de ténèbres, mangées de brume, ses frontières deviennent de plus en plus imprécises.

Si j'ai beaucoup appris, j'ai aussi beaucoup oublié.

 

 

Photo : William Wegman.

3e image : détail de la tapisserie de La Dame à la licorne

(tissée après le Moyen Âge). 

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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