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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Dimanche 12 janvier 7 12 /01 /Jan 17:31

Le début ici.

 

Une belle journée 4 Après avoir déambulé dans les rues, Basile et moi mangeons au marché. C'est un bonheur de le voir ouvrir des yeux immenses, s'imprégner des odeurs, humer les parfums, écouter des phrases dont il ne saisit pas un mot, boire son thé chinois avec la même soif que les saynètes du quotidien.

Des stands montés sur roulettes aux nouilles sautées au wok, tout est neuf pour lui. Sa joie, sa curiosité, ses questions me propulsent à l'époque où je voulais si intensément tailler la route.

L'Asie m'était alors aussi mystérieuse qu'étrangère.

L'enthousiasme de mon compagnon me rappelle mon premier périple, l'émerveillement de chaque journée, l'incompréhension parfois.

Son attitude aussi me plaît : il observe sans juger, sourit sans critiquer, ne hurle pas à la vue des rats en goguette sous les étals. Loin de se sauver, il dégustera ce premier repas jusqu'à la dernière bouchée.


La suite de notre promenade nous mène dans un temple hindou. Par chance une cérémonie va commencer. Assis côte à côte sur le carrelage froid, nous nous laissons bercer par les litanies des prêtres.

Basile se passionne pour les instruments des officiants. Leur bois est magnifique, leur son inattendu. De quoi réveiller son amour pour la musique.

Entre deux prières, deux accords, je l'observe à la dérobée. Aux anges, son âme semble se peindre sur son visage. Pure, entière, d'une bouleversante beauté, d'une félicité si complète qu'elle m'éclabousse.

Interceptant mon regard, Basile me sourit. Je lui souris en retour. Partage silencieux d'un moment rare. Si je n'étais déjà à genoux, je m'y jetterais pour remercier le hasard, la chance ou le "grand horloger" de m'avoir fait rencontrer cet homme et vivre cet instant.

 

Au sortir du temple nous nous séparons. Mon compagnon veut faire quelques courses et moi me reposer. J'achète en passant une glace à la vanille et des putu bambu, une spécialité à la noix de coco que je m'étais promis de goûter. Elle se mariera à la perfection avec l'âpre café de l'hôtel.

À peine ai-je entamé mon quatre-heures que Basile reparaît.

- On partage ? dis-je en lui désignant mon assiette.

Et nous partageons, mais bien davantage que des gâteaux. Au fil des heures dans le salon, sur la terrasse en nid d'aigle, dans un boui-boui ouvert 24 heures sur 24, nous échangeons des bouts de nos vies, des anecdotes et de longues histoires, des cigarettes et un curry, des opinions et des confidences, des émotions et des fous rires.

 

Une belle journée 6

Je propose à Basile quelques infos pour simplifier la suite de son voyage. Des adresses de guesthouses, le nom d'un Canadien qui accueille des woofers* en Thaïlande, mes coordonnées complètes.

Il me tend un carnet chiffonné.

- Note tout ici, s'il te plaît. Je ne sais pas me servir de ma tablette.

Je glousse et pour l'amuser sors mon téléphone, un modèle antédiluvien juste bon à recevoir des textos.

- Ah ah ! Toi aussi, tu préfères l'incassable au moderne ? Mes amis désespèrent, je dois être le seul de ma génération à ne pas avoir de compte Facebook...

- ... Et tu as bien raison !

Alors que je lui rends son carnet rempli, il s'esclaffe :

- Waouh, en une soirée j'ai obtenu ton mail et ton téléphone ! Je m'épate ! Un exploit pour un gars infichu de draguer...

À mon tour de rire en lui taisant que draguer, il n'en a pas besoin. Sa spontanéité et son manque d'assurance le rendent charmant, si attirant que peu de filles doivent y rester insensibles.

Qu'elles le montrent est en revanche une autre histoire.


Plus tard, Basile manque de s'étouffer de rire en apprenant que jadis, j'ai rédigé des horoscopes.

- Mais comment faisais-tu ?

- Au hasard, selon l'humeur. Mes prédictions valent bien celles de pseudo-voyantes, non ?

- Alors dites-moi, Madame l'astrologue... Comment s'annonce demain pour les sagittaires ?

- Mmmh, laisse-moi réfléchir.

Je fixe Basile d'un air pénétré, étrécis les paupières et affirme d'un air docte, index levé :

- Demain ? Une belle journée pour les sagittaires, à n'en pas douter ! 

Mes derniers mots se noient dans nos hoquets. 

 

Une belle journée 5

Ma différence d'âge avec Basile a beau être importante, elle se sent à peine. Il est vif, drôle, sensé, bien plus mûr que sa petite vingtaine.

Ses voyages en Amérique du Sud, ses amours et son expatriation aux antipodes d'une famille solide et aimante lui ont trempé le caractère.

Il a l'esprit alerte de ceux qui ne se satisfont pas d'à peu près, une intelligence aiguë qui ne craint ni la solitude ni la contradiction, une tolérance qui lui interdit d'affirmer posséder la vérité, le courage de questionner ses choix et de se remettre en cause.

Son visage lisse abrite la maturité d'un homme presque fait et la promesse d'un homme en devenir.

Si je me réjouis de l'avoir croisé, je me désole de devoir déjà le quitter.

Je ne veux pas aller me coucher.

Je ne veux pas que notre tête-à-tête s'achève.

Je veux repousser les frontières de la nuit et ne pas partir au matin.

 

 

Au fond du couloir Lucia dort depuis longtemps. Livrée au sommeil de ses résidents, la guesthouse est déserte. Seul le réceptionniste doit être, en bas, fidèle à son poste.

J'ignore la migraine qui pulse à mes tempes, la fatigue qui me vrille l'échine, les kilos de plomb qui me cisaillent les jambes.

Je sais que j'ai besoin d'aspirine et de repos, que mon sac n'est pas encore bouclé et que mes affaires traînent dans la chambre.

Je sais qu'après une nuit blanche, un jour entier de voyage est une véritable épreuve. Entre le train, le bus, l'aéroport, l'attente, l'avion et le taxi mon corps ploiera sous les courbatures et pour un peu, j'en pleurerais d'épuisement.

Je sais tout ça et je m'en fiche.

Presque.

Juchée sur le muret pile à l'endroit où Basile se tenait ce midi, je l'ai à présent face à moi. J'ai le pétillement dans ses iris, ses mots qui touchent juste, sa bouche fendue sur ses merveilleux sourires, ses mains qui parfois m'effleurent et ses cheveux que je n'ose peigner de mes doigts.

Et si soudain, j'osais ?

 

À suivre.

 

 

*Woofer : combinaison de "work" , travail, et de "roof", toit. Les woofers travaillent en échange de l'hébergement et de la nourriture, par exemple dans des fermes. Ce sont souvent des jeunes qui souhaitent vivre dans un pays à moindre coût. Certains ont une formation spécifique, d'autres non.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Samedi 11 janvier 6 11 /01 /Jan 13:06

Au détour d'un voyage en Malaisie, le souvenir d'un homme. Le voici.

 

Une belle journéeCafé matinal dans le salon de la guesthouse. Je le vois à une table voisine, boule hirsute de cheveux sur une chemise rouge ouverte. Il a corps tout en méandres, la nonchalante décontraction des hippies et une barbe en broussaille.

Sous les poils son visage semble beau, une icône finement ciselée. Jeune aussi, en tout cas bien plus que moi.

Je pense que le monde est rempli d'hommes désirables. Que jamais je ne connaîtrai celui-là ni ne sentirai ses mains sur ma peau. Que cela n'a guère d'importance, malgré le pincement qui, entre mes côtes, voudrait m'affirmer le contraire.


J'imagine me lever pour parler à cet inconnu.

J'imagine qu'il m'invite à m'asseoir.

J'imagine nos paroles et nos regards.

J'imagine lui plaire contre toute attente car je ne me plais vraiment pas en ce moment.

J'imagine une rencontre, un échange, un partage. Contre toute attente encore puisque le lendemain, je m'en vais.

Soudain la tristesse s'invite. Fichu tempérament qui sur des riens flirte avec la mélancolie. Stop. Je décide qu'aujourd'hui n'est pas un jour à nostalgie, pas un jour à regretter des occasions qui n'en sont pas, pas un jour à déplorer le temps qui s'enfuit.

Aujourd'hui sera un jour embelli par le sourire de ce voyageur à son café.


À midi je ferme l'ordinateur et grimpe dans les entrailles de l'hôtel. Dernier étage avec terrasse en nid d'aigle, grand salon télé jouxtant le dortoir suivi des chambres en enfilade. À droite, celle que je partage avec Lucia, une compagne de route.

Avant même de poser le pied sur la terrasse je distingue la chemise rouge.

Son propriétaire est assis à califourchon sur le mur du balcon. Sous lui des étages de vide et un trottoir à vous pulvériser les os. Tourné vers les gratte-ciel, il ne voit pas mon regard interrogateur et moi, je ne vois pas son visage.

Je passe sans mot dire, direction la salle de bains.

En sortant de la douche je surveille l'autre côté du couloir. L'inconnu est toujours là, perché immobile sur l'angle de son muret. À croire qu'il n'a pas bougé d'un cil.

Je regagne la chambre tracassée.

 

Une belle journée 2bis

- Tu as vu ce gars dehors ? m'interroge Lucia. Ca fait une heure qu'il est là... Bizarre, non ?

- Pas très rassurant, en effet.

- Il ne va pas sauter, quand même !?

J'esquisse un geste d'ignorance. Comment deviner ce qui se passe dans la tête des gens, surtout des parfaits étrangers ?

En une seconde ma décision est prise.

- Tu sais quoi, Lucia ? Je vais lui demander.

- Tu as raison. Moi, je n'oserais pas !

Oser ou pas, voilà un dilemme étrangement posé. Et si jamais cet homme se jetait dans le vide ? Je me sentirais trop mal, coupable de n'avoir rien tenté pour l'en empêcher. Ce serait presque être responsable, presque avoir sa mort sur la conscience.


Je sors de la chambre. Mes soupçons se trouvent confirmés d'un seul regard : l'inconnu n'a pas quitté son poste d'observation. Je remonte le couloir au pas de charge, débouche à l'extérieur, me campe dans son dos.

- Excuse me, please...

Il n'esquisse pas un geste. Peut-être ne m'a-t-il pas entendue.

Je répète plus fort :

- Excuse me !

Ses épaules frissonnent.

- Please !

Il se retourne enfin.

- Are you OK ?

Une once de perplexité ride son visage. Il cligne des paupières, très vite, comme dérangé en pleine rêverie. 

Sorry to disturb you. You haven't moved since a while... Are you OK ?

Une étincelle allume ses iris et soudain un sourire immense, candide, solaire, fend ses lèvres jusqu'aux pommettes. La main qui tient sa cigarette dessine de rapides volutes sur le ciel.

- Oh yes, I'm fine ! Thanks ! Don't worry !

Son visage irradie une joie si pure, si entière, si intense que pas un instant je ne doute de ses paroles. 

- Good ! I'm relieved now...

Petit moment de flottement. Pour un peu je me sentirais bête. Mais non, me dis-je, tu as fait ce qu'il fallait. Cet étranger trop haut perché aurait pu être au bout du rouleau.

La conscience nette, il ne me reste plus qu'à lui souhaiter une belle journée.

- You too ! me répond-il dans un merveilleux sourire.

Et tandis que je m'éclipse, son regard enveloppe mon dos d'une lente caresse.

 

Une belle journée 3Dix minutes plus tard me voici à nouveau sur la terrasse. À peine mon guetteur m'a-t-il aperçue qu'il saute à terre. Mouvement félin de l'échine et des bras, corps plié puis tendu à l'aplomb des buildings.

Plantée toute raide, j'admire sa grâce de gymnaste.

Il s'avance vers moi en souriant de la bouche et des iris. Lorsqu'il parvient à ma hauteur, sa taille me surprend. Il est grand, très, deux mètres au jugé.

À côté de ce géant je me sens minuscule, impression jadis familière mais peu à peu perdue au fil de ma vie asiatique.

Ici les hommes sont trop petits.


- I'm Basile, nice to meet you ! me lance l'inconnu en me présentant sa main.

Déconcertée par ce salut formel, je regarde sa paume. La trouve elle aussi immense avec ses longs doigts. La serre enfin en m'étonnant de sa rudesse.

- Where are you from ?

- France. And you ?

- France.

Ai-je bien entendu ? Nulle trace d'accent dans sa voix, juste des inflexions australiennes. Comme en écho à ma question muette, Basile me parle dans notre langue :

- Tu as vraiment cru que j'allais me suicider ?

- C'était une possibilité, oui.

Basile rit. Me félicite d'avoir voulu le sauver. Me dit qu'il adore se percher sur le bord des toits pour contempler le monde d'en haut. D'autant aujourd'hui, il a beaucoup à contempler : c'est sa toute première journée en Asie, un vrai baptême du feu.

Il arrive d'Australie où il a vécu ces dernières années. Parti de France menuisier, il a voyagé, exercé son métier, cumulé les petits boulots, travaillé dans une ferme de bananes et sur un bateau de pêche. Ses économies achètent à présent ses rêves et sa liberté : sept à huit mois à aller où bon lui semble, à explorer le monde, à se nourrir d'horizons neufs et de rencontres.

- Un beau programme... dis-je. Et ce midi, tu fais quoi ?

- Aucune idée !

D'idée, j'en avais une. J'ai invité Basile à manger. Il a accepté sans hésiter.

 

 

À suivre.

 

Toile de Léonor Fini ; photos dElijah Gowins et d'Elliott Erwitt.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Lundi 16 décembre 1 16 /12 /Déc 17:42

SanukMa vie manque de sanuk. Cruellement.

Sanuk, prononcer sa-nouk, est un mot thaï. Il signifie s'amuser, rire, avoir du plaisir, mais son sens va bien au-delà du simple amusement : le sanuk est une certaine vision de l'existence, un condensé culturel en deux syllabes.

Voir ses amis, chanter, tenir une boutique, planter le riz... Quoique les Thaïs fassent, ils cherchent à y injecter du plaisir.

Tourner la contrainte en joie, rendre chaque moment drôle, unique et délectable, voilà une belle philosophie... et une sacrée gageure.


Le sanuk s'est absenté de ma vie depuis plusieurs mois. Je fais les choses parce que je dois les faire, sans plaisir particulier, davantage par obligation que par envie.

Cela ne me convient pas.

Les événements de cette fin d'année y sont pour beaucoup, bien sûr. Mais j'ai moi aussi ma responsabilité dans la disparition du sanuk. Fatigue, désintérêt ou usure, va savoir.

La faute en partie à ces longues semaines derrière l'ordinateur. Un livre à rédiger dans un délai trop court, projet mal ficelé aux corrections qui n'en finissaient pas. La crainte de ne pas terminer à temps et l'élan pour terminer, aiguillonnée par l'arrivée d'un homme.

Cet homme, je l'appelais le mien.

C'était lui dont mes oreillers, la nuit, mimaient le corps. Lui auquel je parlais en son absence, l'imaginant dans la chambre alors que je travaillais sur la terrasse. Lui auquel mes rêves et mes fantasmes avaient prêté domicile. Lui qui me faisait mordre davantage sur la nuit pour lui écrire des messages qu'il trouverait au matin. Parfois à l'aube, quand ses insomnies répondaient aux miennes.

Cet homme est arrivé avec le typhon. Drôle de période pour commencer une histoire...

Tous nos projets se noyèrent sous des trombes d'eau. Loin de plonger, de rire, de jouir, nous nous retrouvâmes coincés dans ma villa sans eau ni électricité. Malades, sans l'énergie de vraiment profiter l'un de l'autre.

 

Sanuk 2Le sanuk est aussi, voire surtout, une question de volonté.

C'est se forcer à descendre du train qui nous emporte sur fond de jours monotones, destination Grisaille-sur-Ciment.

C'est prêter attention à nos gestes et à l'instant au lieu de les vivre en robots, la conscience en léthargie.

C'est se contraindre à changer nos petites habitudes pour les rendre inhabituelles.

À ce jeu-là un simple détail fait toute la différence.

Par exemple m'allonger "à l'envers" sur mon matelas, tête tournée vers la fenêtre et non vers le bois de lit. Les yeux levés, je vois la terrasse au lieu du mur et un coin de ciel. La brise qui s'engouffre par la fenêtre me chatouille le dos.

Voilà qui est sanouk.

Pour moi qui traîne toujours un sac, m'obliger à sortir sans. Enfin avancer l'échine droite en m'étonnant de la sentir si libre, en savourant cette légèreté. Enfin me dépouiller du superflu pour ne conserver que l'essentiel et jouir, à mon retour, du superflu retrouvé.

Voilà qui est sanouk. Un sanouk de rien, qui réclame à peine de l'imagination.


S'efforcer au quotidien d'infléchir l'habituel est une gymnastique. Tenter d'apprendre chaque jour quelque chose de nouveau, même infime, est un exercice. Toutes les connaissances ne se valent pas mais chaque parcelle neuve embellit ma journée.

Découvrir le travail d'un photographe ou lire un bon article me réjouit, mais retenir chaque jour un nouveau mot d'anglais me suffit. À ce rythme-là dans un an, j'en saurai 365 de plus.

Curiosité et ouverture sont étroitement liées au sanouk. Au mien, du moins.

À Taïwan, une phrase de Pierrig m'avait frappée :

- Je ne rentre jamais par la même route.

Juchés sur une moto, nous hésitions à un carrefour. Fallait-il tourner à gauche ou à droite pour rejoindre l'hôtel ?

Choisir et peut-être se tromper est sanuk.

Sans sanuk je m'étiole et végète. Je ne vais ni bien ni mal, je vais.

Ce n'est pas assez.

 

Sanouk 3

Une vie vouée à la répétition m'effraie. J'ai besoin de neuf, de fantaisie. De surprendre et d'être surprise, d'être emmenée et d'improviser. De m'amuser, de me lever avec gourmandise et appétit. De bousculer les cadres poussiéreux et les idées trop bien rangées.

On n'affectionne pas les pays bordéliques par hasard...


J'aime marcher seule dans les rues, sans guide ni but, pour le simple plaisir de la balade.

M'arrêter dans un boui-boui quand j'ai faim, à une buvette quand j'ai soif.

Goûter des aliments bizarres.

Bouquiner sur un banc.

Héler un taxi pour revenir à l'hôtel, vu que je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Sens de la désorientation aidant, je suis de toute façon perdue au premier coin.


J'aime suivre mes intuitions, mes coups de fantaisie, ma voix intérieure qui me souffle telle une mauvaise gamine : "Faisons ça, allons-y, on va rigoler !".

J'aime descendre d'un bus avant mon arrêt parce qu'un quartier bruissant m'attire.

Me faire tirer les cartes dans le Chinatown de Bangkok, le jour du Nouvel An chinois. Essayer de comprendre les paroles de ce vieux Thaï à l'accent si prononcé. Acquiescer lorsqu'il affirme que ma vie se place sous le signe du voyage.

- Travels, many many !

J'aime rencontrer des gens, parler à des inconnus, partager un bout de discussion ou de journée.

J'aime les hommes, et certains plus que d'autres. Et plus ils sont sanuk, plus ils me sont nécessaires.

 

Dans la nuit de demain direction la Malaisie. Je quitte enfin ma villa pour tailler un bout de route. Je me la souhaite sanuk.

J'en ai cruellement besoin.

 

 

Dessin de Mucha ; 2e photo d'Irène Suchocki ; 3e photo de Saudek.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Samedi 14 décembre 6 14 /12 /Déc 11:55

Curiosité- Quand je cesserai d'apprendre, de chercher, de découvrir, c'est que je serai morte.

J'avais vingt ans et un petit ami serbe. Forcé de fuir son pays, lui ne comprenait pas mon envie de voyage. Il la jugeait déplacée, déraisonnable, dangereuse.

J'avais l'immense chance, le privilège d'être née dans un pays riche et surtout en paix. Pourquoi désirer un ailleurs alors que la douceur de vivre se trouvait à ma porte ?

Pour lui, le voyage, c'était l'exil.

Pour moi, c'était l'évasion, une promesse, un besoin.


- Je t'admire, soeurette !

Parole de mon demi-frère depuis l'Europe. Ses mots m'étonnent. M'admirer... Mais pour quoi donc ?

Mon frère et moi menons des existences radicalement opposées. Lui est resté dans notre région d'enfance, a choisi d'habiter un quartier tranquille, investi dans un appartement, ne voyage que très peu.

Terrien, amarré, il creuse son sillon en profondeur.

Son animal ? Le boeuf pour sa force, sa patience, son obstination.

Le mien ? La chouette, cet oiseau nocturne aux grands yeux.

Mon frère habite le jour, j'habite la nuit. Un de mes plus vifs plaisirs, écrire jusqu'à l'aube sur fond de jazz dans la fumée de mes cigarettes. D'autres en vrac : plonger, prendre un train, un bateau ou un bus pour nulle part, arriver dans une ville inconnue, la sillonner nez au vent, m'ouvrir à la découverte et à l'aventure. Penser qu'aujourd'hui sera une belle journée même si elle ne tient pas ses promesses.


- M'admirer... Mais pour quoi ?

Je pense que la question mérite d'être posée. Je la pose. Mon mode de vie n'a à mes yeux rien d'admirable, mes choix rien d'exceptionnel.

Mon frère me répond que l'inconnu l'effraierait. Déménager dans un pays étranger sans en connaître la langue, sans points de repère, sans réseau, sans tissu social.

Repartir de zéro, reconstruire.

Je nuance. Un homme m'attend à mon prochain point de chute. Si je m'y installe, il sera mon passeur. Quant au reste, apprendre la langue, m'ajuster, m'insérer, nouer des amitiés - en un mot jouir de ce nouveau départ -, la responsabilité m'en revient.

 

Curiosité3Je n'ai pas une once de peur. À quoi bon ?

La peur n'est pas une aide mais un frein. J'ai confiance en moi, en mes ressources, en mon adaptabilité. Mon désir est mon guide, il m'entraîne et je le suis. Et depuis des mois, les signes auxquels je crois se multiplient. De plus en plus précis à mesure que j'avance.

Si jamais ce lieu ne me plaisait pas, j'en repartirai telle que j'y suis arrivée. Le tout est de n'avoir que peu, si possible rien, à traîner derrière soi.

Pour les âmes libres, les possessions matérielles sont des boulets. Des boulets, j'en ai déjà dans tous les coins.

- Rien d'admirable là-dedans, frérot !

En même temps je m'interroge. Cette facilité à partir serait-elle le legs inattendu de ma bougeote ?

Longtemps j'ai vécu sans avoir de chez moiChez moi, c'était la place occupée par mon sac dans des chambres d'hôtel, mon petit univers, ma bulle que je transportais sur mon dos.


Mon frère me parle de mes nombreux périples, moi du sentiment de ne jamais en faire assez. Dans ce "en" se tiennent mes voyages, mais surtout la cohorte toujours ouverte de mes envies, de mes projets, de mes défis. La part de moi jamais rassassiée qui vibre et s'enflamme. Qui, exigeante maîtresse, réclame son dû.

Toutes les idées qui en jaillissent sont à présent couchées dans mon petit carnet orange. Et la liste s'allonge, et je n'en viendrai jamais à bout.

Mais peut-être est-ce cela que vivre : se garder du grain à moudre pour la suite.

- J'ai surtout l'impression d'avoir un cul en plomb, frérot... Pesant et lourd à lever, tu vois ?

Il rit et je repense à mes voyages de 2013 : Bangkok, Angkor, Seoul, Singapour, Bali, Nusa Lembongan, Sulawesi, Palawan. Tout compte fait, ce cul en plomb ne doit être qu'une impression.

En septembre j'ai renoncé à Taïwan parce que je travaillais d'arrache-pied sur un livre. Pas le temps. Bien m'en a pris, sans doute : la région fut cette semaine-là traversée par un typhon.


Curiosité 4bisN'empêche que ce sentiment de ne pas assez en faire perdure. J'aimerais vivre comme la femme sauvage de Clarissa Pinkola-Estes, toujours en mouvement, vibrante, créative et créatrice.

Je n'y parviens pas. Pas toujours.

La pesanteur du quotidien me rattrape, sa répétitivité m'émousse, ses contraintes me rongent. Mon humeur joue au yo-yo.

Je peine à relier le travail de fourmi à de grands projets. Tout ambitieux qu'ils soient, ils se décomposent en petites tâches rarement passionnantes, souvent ingrates, plus voisines du rase-mottes que des hauteurs.

Cette insignifiance m'ennuie. Je m'en détourne. Je m'en veux.

J'oublie aussi qu'un livre est une succession de phrases. À peine l'ai-je commencé que je le voudrais terminé. Je sue mes paragraphes jusqu'au jour où, épuisée, j'abandonne.

Mon travail suit les courbes de mon coeur : j'ai la trempe des grandes amoureuses, des amantes passionnées et non des épouses. Trop de mal à m'inscrire dans la durée, la permanence.


Si mon réveil ne sonne pas, je dors dix, douze heures de rang. À moins de huit heures par nuit, je n'ai pas ma dose et je me traîne. Tant d'heures perdues au lit... Additionnées, elles forment des jours, des semaines, des mois. Mon rêve serait de me limiter à cinq heures, pas davantage, pour attaquer fraîche une nouvelle journée.

Mon niveau d'énergie est souvent faible. Je fonctionne a minima entre fatigue et maux de crâne. Rêveuse plutôt qu'hyper-active, je marche dans ma tête. Loin, très loin. Je reviens de ces détours nostalgique ou euphorique. Je me berce de l'illusion de tout mener à bien.

Je me félicite. Je déchante.

J'ai trop d'envies et la conscience aiguë de ne pouvoir toutes les réaliser. Le temps m'est compté, et il passe vite.

Trop vite.

 

 

1re photo de Béatrice Galonnier, un souvenir de plongée en juin 2013, Barracuda Lake, Coron (Philippines) ; 2e photo perso, dans un ferry dans les Visayas ; 3e photo de Stefan (Trinidad et Shibari), Bangkok.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Vendredi 13 décembre 5 13 /12 /Déc 16:31

Créatures 1- Tout ce que les Philippines sont capables de produire, ce sont des filles de bar !

Interloquée j'ai fixé Olüg, mon propriétaire. D'autant plus choquée qu'il parlait devant Regina, son épouse philippine.

Elle m'a gratifiée d'un sourire gêné.

C'était il y a deux ans.

Depuis la vie a passé cahin-caha, et surtout caha en cette fin d'année catastrophique.

Un tremblement de terre de magnitude 7,2 mi-octobre, Yolanda le super-typhon début novembre, trois semaines plongées dans l'obscurité d'un black-out total, ni électricité ni eau courante, avec au coeur l'immense gratitude d'avoir été épargnés.

Encore vivants.


Le père de Regina n'a pas eu cette chance, lui, mais la nature n'y est pour rien.

La mort lui est venue alors qu'il regardait tranquillement la télévision assis dans son canapé.

Une rafale de Kalasch' en plein visage, aucune chance d'en réchapper.

Je n'ose pas imaginer le sang sur les murs, le choc, la sidération de la famille, l'horreur absolue faite chair devant un poste qui continue de cracher ses pubs pour une vie meilleure.

Le tueur à gages s'est enfui.

- Raisons politiques, a lâché Olüg.

Ah oui, ces fameuses raisons qui font que la vie ne vaut plus rien dans un pays où elle ne vaut déjà pas très cher.

Le commanditaire de ce meurtre ? Sans doute l'opposant politique de la victime, mais encore faut-il le prouver. Plus que probable que l'affaire en reste là mais en attendant, Regina connaît le prix de la vie de son père.

50 000 pesos. Moins de mille euros.

En début de mois c'est un Blanc qui a été abattu. Trois balles dans la tête sur le pont qui mène à la ville voisine, à cent mètres du poste de police. C'est dire si elle fait peur. Lui, c'était pour "raisons de business". De l'argent pas très propre, probablement. Des traficotages avec les mauvaises personnes, certainement.

Mieux vaut mener ici une petite vie pépère sans faire d'ombre à personne. Et comme partout, ne jamais s'embrouiller avec les locaux.

 

Créatures2

Regina et Olüg organisèrent les funérailles au village du père : Inabanga, une zone frappée ou plutôt renversée de plein fouet par le tremblement de terre, maisons écroulées et désolation à tous les étages.

Le lendemain ils sont de retour. Regina dans la cuisine et Olüg à sa place favorite, le fauteuil en rotin de sa terrasse. Je répugne à le déranger mais mon loyer est en retard. 

- Tu es déja à allée à Inabanga ? me questionne Olüg avec son accent germano-turc à couper au hachoir.

- Une fois, il y a longtemps.

Mon propriétaire affiche la mine de ceux qui brûlent de vider leur sac. Furieuse et complice, dominée par l'urgence et le besoin de se confier, de saturer l'oreille de la Française de paroles qu'elle comprendra puisqu'elle sort de la même matrice.

La matrice des Blancs.


- Non mais tu as vu les gens à Inabanga ?

- Euh...

- Ce ne sont pas des gens ! Ce sont des... des...

Souffle coupé, Olüg cherche ses mots, hésite, réfléchit et en crache un dans un glaviot.

- Des créatures ! Plantées toute la sainte journée sur leurs culs bouches ouvertes ! Des singes ! Des singes qui survivent comme à l'âge des cavernes !

Il frappe la table comme s'il venait de résoudre l'énigme du chaînon manquant entre le primate et l'homme.

- Des créatures, des inutiles, des rebuts de l'humanité croupissant dans leurs déchets, leur ignorance, leur merde !

Saisie, je me tais. Le brasier d'Olüg enfle jusqu'à s'éteindre sur un définitif "les touristes qui s'imaginent qu'ici est un paradis devraient aller à Inabanga".

Ensevelie sous sa violence, son aigreur, son amertume, je regagne ma terrasse à petits pas et songe à d'autres flots de tourbe.

Autres visages, mêmes propos sortis de bouches de Blancs. Des bouches qui disaient "avoir fait l'Afrique", fièrement, comme on brandit un étendard. Comme si habiter en Afrique, c'était y faire la guerre. Comme si l'Afrique était une décoration militaire à accrocher à sa boutonnière. Comme si on "faisait l'Afrique" au lieu de se laisser prendre, emporter, submerger par elle.

Ces bouches déversaient la même rage, le même rancoeur, le même mépris qu'Olüg. Et moi, en face, qui ne comprenais pas.

Comment tant détester un pays qu'on a tant aimé ?

Comment professer un tel dégoût, un tel irrespect envers ses habitants ?

 

Créatures3 terMaintenant je crois pouvoir comprendre. Ce qui ne signifie pas approuver, bien sûr.

Mais je ne veux pas, jamais, ressembler à ces vieux revenus de tout, à commencer de leurs rêves.

À ces conquérants blasés qui s'imaginaient trouver l'El Dorado pour finir à Déprim' Land.

À ces expats qui dégueulent sur le pays qui les héberge sous prétexte qu'ils y dépensent leur argent.

Je ne veux pas, jamais, faire miens cette arrogance et ce mépris.

Je ne veux pas non plus baigner chaque jour dans la colère. Pour l'avoir beaucoup fréquentée, je sais qu'elle n'est pas un joli endroit à habiter.

Arrogance, mépris, colère... Rien qu'en sentir les embryons est un signe, l'évidence qu'il est temps de partir.

 

Il y aurait des pages à écrire pour combler les blancs de ce blog longtemps muet. Des pages d'essentiel mais aussi de futilement quotidien, ce quotidien qui semble dérisoire sans l'être.

C'est lui, au fond, qui finit par nous user.

Une fois dépassée la vision de carte postale, ce pays n'est pas de tout repos. Vivre à l'étranger implique s'habituer, s'ajuster, user de respect, de souplesse, de patience, de recul, et surtout se débarrasser d'une l'illusion : les Philippines en apparence proches sont totalement, irréductiblement lointaines.

Parler la même langue que les habitants ne signifie pas se comprendre.

Loin de là.


Vivre ici suppose s'enrichir d'un ailleurs mais aussi renoncer. Renoncer à nos exigences, à nos standards, à certains de nos besoins, voire à notre sécurité sanitaire. Sur mon île-gommette il n'y a qu'une ambulance, sûrement en panne. Puis encore faut-il trouver le chauffeur... Et je ne parle même pas du niveau de soins.

Ici il faut accepter que rien - ou presque - ne soit fait dans le dû et un délai convenable. Improvisation et approximation règnent en maîtresses. Peu d'architectes dessinent des plans pour les maisons. Sur un chantier qui ressemble à une décharge, les bateaux sont construits au petit bonheur la chance. Non pas une partie après l'autre mais plusieurs à la fois, commencées puis abandonnées selon des critères obscurs (s'ils existent).

Avant de demander quelque chose mieux vaut y réfléchir à deux fois. Déjà prévoir de retourner au magasin, d'expliquer à nouveau, de faire reprendre ou refaire. Si possible sans s'énerver, avec la diplomatie qu'il nous reste, opération coûteuse en temps et en énergie.

Abandonner tout simplement si l'on ne s'en sent pas capable. Mais lorsque notre santé est en jeu, on ne peut pas abandonner.


Créatures3Un "tout bien du premier coup" est aux Philippines une trop rare surprise. La balance penche hélas en faveur des out of stock ou factory defect.

Un exemple futile, deux trois, dix...

Un sac de jolies robes données à laver. Après vérification, certaines manquent, perdues (volées ?) à jamais. D'autres se retrouvent massacrées à l'eau de Javel. Parmi elles, un adorable kimono, sauvable à condition d'en couper les manches.

La couturière n'en raccourcira qu'une, erreur qu'elle juge follement drôle. Pas moi, forcée de parcourir trente kilomètres pour lui rapporter mon vêtement.


Une table immense commandée afin de convertir ma terrasse en atelier. Pour la soulever, cinq hommes sont nécessaires.

Délai de livraison explosé, peu importe si le travail est bon.

Il ne l'est pas : le meuble est trop haut, les ouvriers ont "oublié" de couper ses pieds, pourtant marqués de quatre traits.

Le vernis n'est pas sec, le moindre objet y laisse une trace indélébile.

Quant aux vapeurs chimiques encore fraîches, elles causent des crises d'éternuement et d'insupportables migraines.

Contacté dix fois, quinze fois, le magasin mettra un mois à reprendre la table. Le moteur du camion est paraît-il cassé... Trois mois d'efforts pour un résultat toujours nul : stockée dans un vague hangar, ma table n'a à ce jour pas reparu.


Mon ordinateur de plongée que je renvoie au fabricant, en Finlande. Enfin, c'est bien "Finlande" que j'ai lisiblement écrit en majuscules sur le formulaire de la poste.

Il arrivera à deux mille kilomètres de là, en Hollande.

Ah oui, Finlande et Hollande se terminent par les mêmes lettres... Rappel de ce jour où, à la pharmacie, l'employée me vendit un autre médicament que celui que je demandais. Ah oui, ils avaient la même initiale...

Avant j'aurais ri, même jaune. Aujourd'hui je n'ai plus envie de rire. Un signe de plus me confirmant qu'il est temps de partir.

Je passe sous silence l'après-typhon. Son atmosphère à couper au couteau. L'impression de ne plus être les bienvenus, voire des craintes pour notre sécurité.


J'ai aimé les Philippines.

Je les aime toujours mais d'un attachement amputé de candeur et d'illusions.

Je les aimerai encore plus, je crois, en les quittant. Pour des mois ou pour toujours ? Bien malin qui saurait le dire.

La semaine prochaine je pars en vacances dans un autre pays d'Asie. Sans doute ma prochaine étape.

On the road again.

 


Montage de Thomas Allen ; 2e photo d'Arnold Odermatt ; toile de Léonor Fini.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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