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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Mercredi 3 octobre 3 03 /10 /Oct 16:26

FelixJe l'ai bien vu fixer mon dos. Mais, révélée jusqu'à la taille par une longue tunique blanche, je quittai le bar en l'abandonnant à sa chaise longue.

Je revins le lendemain alors qu'il était là, sur la même chaise, à se dorer au soleil.

Il se redressa, beau corps un peu fatigué par le tournant de la quarantaine. Des vitamines et de la gym, de la muscu peut-être, pour échapper à la fatalité de la gravité.

Un régime, sans doute, pour conjurer le lent enrobement de l'âge.

Une vie saine, en somme, à laquelle je ne peux me soumettre, mais qui lui réussissait fort bien. En attestaient ses bras musclés, ses biceps saillants, ses cuisses nerveuses, son maillot noir moulant ses fesses et sa verge.

 

Plus tard il se leva, traversa le bout de plage, régla une bière au comptoir, s'avança sur le sable. S'attarda devant ma table avec un air interrogateur.

- Puis-je ? interrogèrent ses prunelles.

Ma main désignant la chaise voisine l'y autorisa. En retour il me tendit la sienne, poigne ferme sur mes doigts, lèvres minces articulant un prénom teinté d'un fort accent germanique :

- Felix.

La politesse me poussa à la formule de rigueur :

Nice to meet you.

Nice ? Aucune idée, en fait, après une heure passée, songeuse, préoccupée et vaguement triste, à couvrir mon journal de bord de l'obsession Pierrig. Celle qu'il nourrissait pour mon corps, celle que j'alimentais pour lui.

La séance d'écriture avait avorté sur :

"Chaque jour j'ai envie de t'écrire. Peut-être est-ce ça, la définition de l'obsession : avoir chaque jour envie de t'écrire et ne pas le faire."

Autant dire que j'étais loin, très loin, de la séduction enjouée.

 

Felix parlait. Je l'observais en hésitant à le trouver beau. Cheveux poivre et sel coupés courts, iris marron chaud et traits purs, aigus, comme à plaisir sculptés au fin burin, il l'était pourtant.

Felix avait un très sérieux métier d'ingénieur en télécommunications et un anneau qu'il arborait façon voyou à l'oreille.

Les deux n'allaient pas ensemble et ce contraste m'intriguait.

Felix voyageait beaucoup sur son temps libre. La plongée aux Seychelles, le tango en Argentine, les cigares à Cuba, les vins fins en France et la bonne chère en Italie, il était gourmet, fin connaisseur et assurément jouisseur. Mais tandis que d'autres se seraient enflammés à l'évocation de choses si délicieuses, lui gardait un ton grave, presque morne.

Cela non plus n'allait pas ensemble. Cela aussi m'intriguait.

 

Felix 2La conversation n'était pas déplaisante, pas animée non plus. Des silences la coupaient sans que je ne cherche à les combler. Échos de ma vacance intérieure, de ma présence à moitié absente, ils ne me gênaient pas.

Felix, en revanche, paraissait s'en formaliser. Comme si son devoir immédiat était de me divertir, de m'arracher des gloussements et des approbations.

Il était intelligent sans éclat, spirituel sans humour, charmant sans flamboyance. Mesuré en tout, posé, "planté" aurait dit Bertille en forme de compliment, attentionné et dénué de ce petit grain de folie qui pimente les discussions les plus banales, les projette hors de l'ornière huilée du convenable pour les rendre décalées, un peu folles, très drôles et surtout inoubliables.


Je projetais de rentrer chez moi. Une pluie torrentielle m'en empêcha.

Vite, nous nous repliâmes sous l'auvent du bar. Commandâmes un jus de calamansi pour moi et une autre bière pour lui.

- La dernière pour ce soir, affirma Felix. Je surveille ma consommation.

You're right, dis-je en pensant le contraire.

J'avais presque envie de me pencher sur nos verres pour l'embrasser ou le gifler. Ça ou n'importe quoi afin de le déloger de sa réserve. Je brûlais de lui insuffler un semblant de vie, une esquille d'enthousiasme, une écharde de passion.

À lui ou à moi-même, qui sait, pourvu que je sorte de mes limbes.

Je m'abstins. Mon insolence n'allait pas jusqu'à l'incivilité.

Quoique... C'eût été cocasse.


La discussion mollissait encore et le déluge ne cessait pas. Le sable trempé voltigeait dans le vent furieux, la pluie cinglait les palmiers en hallebardes. Devant nous le front de mer s'étendait, désert et désolé. Les rares touristes prisonniers de la tourmente fuyaient à toutes jambes en direction du premier abri.

Le décor avait des allures de fin du monde. Pourtant le bar se remplissait, des rires saturaient l'air, la musique devenait assourdissante.

Je m'ennuyais. Je regrettais de m'ennuyer.

Je convoquais les pointes d'un désir qui, capricieux, se dérobait. Me battais les flancs pour l'éveiller. Songeais avec ironie à cette longue disette d'après Mongolie, ces plus de six semaines consacrées à l'écriture sans une autre peau contre la mienne.

J'avais faim, très. J'avais la disponibilité et l'occasion présentée sur un plateau d'argent, ce bel homme avec ses idées derrière la tête. Qu'il dissimulait, certes, mais je ne croyais pas à la gratuité de ce face-à-face, de ce bavardage dans la seule intention de bavarder.

L'occasion était là, frétillante d'être saisie, et moi j'atermoyai.

Mais que m'arrivait-il ?


Felix 3Était-ce notre conversation qui me refroidissait ? Paroles, oui, mais sans réel échange, tue-désir pour moi dont le cerveau ouvre sur le sexe. Les mots ne sont pas toujours anodins. Ils sont aussi aussi jeu, prélude, métaphore.

Manquait là une bonne discussion, une vraie, une déliée, une tourbillonnante, une exaltante à sauts et à gambades, effleurant nombre de sujets sans s'appesantir sur aucun, déroulant ses phrases comme autant de caresses, ondulant au-dessus du débat, pénétrant soudain dans le vif et en ressortant haletant, trempée de salive, de sueur et de foutre.

Une discussion à l'image du cul, douce et crue, sans retenue ni barrières.

Je me surpris à songer, vilaine, que si Felix faisait l'amour comme il discourait, il devait être d'un mortel ennui.


Pourtant au détour d'une inflexion, d'un sourire, le désir tant appelé parfois surgissait. Je l'accueillais avec soulagement, presque gratitude. La pénible impression d'être de bois cédait la place à l'étincelle, une flamme me poussant à m'imaginer écrasée et pantelante sous Felix, mes seins meurtris de ses paumes et mon sexe comblé du sien.

Là, je me retrouvais.

Eût-il alors esquissé un geste qu'emplie de jus et de sève je l'aurais agrippé, reconnaissante et ronronnante. Mais sa retenue ou sa timidité l'en empêchait.

Sa voix calme brisa ma rêverie :

- Je te montre mes photos de voyage ?

- D'accord.

Et les clichés se succédèrent, instantanés d'Inde, de Laos, de Cambodge, de Brésil et de Philippines.

- Mmmmh, approuvai-je distraite.

- Tu permets une minute ?

- Bien sûr.


Felix disparut à l'arrière du bar, dans la section réservée aux chambres. Il fut absent longtemps, si longtemps que je crus qu'il s'était endormi.

Mais non. Il revint douché et vêtu de frais.

- Pardon, j'ai tardé. Tu connais un bon restaurant pour dîner ?

- Tout dépend de ce que tu veux manger...

J'évoquai le Coréen sur la côte de la plage, le Français après le carrefour, l'Italien à gagner en habal-habal à cause de la distance et, surtout, de cette météo de chien. Je ne demandai pas à Felix s'il comptait m'inviter. Annonçai d'emblée que je retournais chez moi, munie de l'habituelle excuse d'un travail à finir.

- Oh ! lâcha-t-il.

Son visage trahit une déception aussitôt ravalée.

Il était, lui, trop poli pour insister.


Felix 4La tempête s'était enfin calmée. Nous longeâmes la plage et empruntâmes de concert l'allée conduisant à la route.

- Le Coréen est ici, m'arrêtai-je en désignant sa devanture.

- Continuons, me pria Felix.

Nous parvînmes au carrefour.

À gauche, le bistro français.

À droite, la station des habals-habals vers laquelle je me dirigeai.

- Je préfère l'italien.

- Dans ce cas, prenons une moto ensemble. C'est sur mon chemin, je te dépose en passant.

- Ça ne t'embête pas ?

- Du tout !

 

Je m'installai sur le siège entre le chauffeur et Felix. Qui, durant tout le trajet, garda sagement ses mains sur ses genoux et ses pieds à côté des miens, attentifs à ne pas empiéter sur un espace déjà trop compté.

La moto fit halte devant un immeuble de béton gris.

Felix descendit. Moi aussi.

Je jugeai rude de disparaître sans un adieu convenable. L'accompagnai à l'intérieur de la salle, lui recommandai un plat et plaquai deux bises sur ses joues.

- Au revoir, dis-je.

Il répondit un peu crispé, un peu déçu, un peu chagrin.

Je m'éloignai, me retournai une fois à la porte. Aperçus Felix courbé à la table de ce lieu sans clients, aux éclairages trop blancs et au fond sonore de tonitruante opérette.

L'image était triste, cruelle même.

Soudain je m'en voulus. Felix ne méritait pas cette brutale solitude, ce repas en tête-à-tête avec un verre vide et un rond de serviette.

À sa place j'aurais également été peinée. Et humiliée qu'un homme avec qui j'avais partagé quelques heures s'enfuie en me laissant.

En une seconde ma décision fut prise.

Je dis au habal-habal de m'attendre et rebroussai chemin.

 

Felix sursauta en écarquillant les paupières. Me dévisagea comme s'il me voyait pour la première fois. Il crut que j'avais oublié quelque chose et ne cacha pas son étonnement lorsque je proposai :

- Tu veux dîner à la maison ? On peut emporter une pizza.

- Ah, volontiers !

Il s'empara de la carte qu'il parcourut sans la lire. Soudain fébrile, soudain pressé, mais soucieux de n'en rien montrer. Comme si une femme qui l'abandonnait avant de brutalement réapparaître, c'était son quotidien.

- Celle-ci ? suggéra-t-il en pointant une pizza au hasard.

La Don Carmello, une de mes préférées.

- Parfait. Elle sera cuite dans un quart d'heure.

Vingt minutes plus tard, nous réenfourchions notre moto conduite par un Philippin qui, bien qu'hilare, n'avait pas tout saisi de mon revirement.

 

Felix 5- Où ranges-tu les verres ? me demanda Felix.

- Là, mais va t'asseoir. Je m'en occupe !

En vain. Mon convive-surprise avait à coeur de ne pas jouer les invités, et encore moins les pachas.

- Mais non. Va t'asseoir, toi !

Finalement nous nous retrouvâmes tous deux assis.

La conversation reprit, mais plus fluide, légère, agréable. La pizza terminée, je soupirai de bien-être en annonçant mon intention de me baigner.

- Tu m'accompagnes ?

- Avec plaisir, mais je n'ai pas de maillot. C'est gênant si je me baigne nu ?

La question me prit de court.

Je pensai aux voisins, mais ils dormaient.

À la lumière au bord de la piscine, mais elle devait être éteinte.

À Olüg, mon propriétaire qui n'apprécierait sans doute pas, mais il était enfermé dans sa villa.

- Non... Tant que tu ne cours pas déshabillé dans l'allée.

Le fou rire me prit. Imaginer Felix si raisonnable, si guindé se carapatant à poil relevait de la science-fiction.

- Marché conclu !

 

J'emportai deux grandes serviettes. Nous nous dévêtîmes dans l'ombre, à côté du bassin clapotant. J'évitai de regarder Felix, m'attardant à peine sur ses fesses alors qu'il entrait dans l'eau. Remuée par l'orage, elle semblait fraîche. Je m'y coulai avec bonheur, renversée sur le dos, visage face aux étoiles.

Nous nageâmes en silence. Après deux longueurs, j'empoignai l'échelle du grand bain. Sans un mot Felix se coula contre moi pour couvrir mon front, mes joues, mon menton, mon cou de baisers.

Ses lèvres s'emparèrent de ma bouche en une lente étreinte. Attentif à mon souffle, il m'embrassait avec science et patience, comme si nous avions tout le temps du monde, comme si la nuit jamais ne devait finir.

Je me blottis contre sa poitrine, appuyai mon ventre contre son sexe dressé. Il me pressa en une question muette, lus la réponse dans mes yeux. Dénoua le haut de mon bikini qu'il lança sur l'herbe. Caressa mes seins, titilla leurs pointes, fila de mes hanches à mes cuisses.

Le bas de maillot rejoignit sa moitié sur le gazon.

Nous nageâmes enlacés, fendant l'onde comme un corps unique. L'eau m'était soudain trop froide et la peau de Felix, brûlante.

- Rentrons... grelottai-je.

Il acquiesça, m'enveloppa d'une serviette et me suivit dans la maison.

 

Felix 6bisJ'avais eu tort. L'amour avec Felix n'était pas d'un ennui mortel, au contraire.

C'était doux et passionné, emporté et tendre, délicat et cru. Délicieux de sa langue qui lapait ma chatte à ses doigts qui s'y faufilaient, de ses yeux qui avouaient son plaisir à ses lèvres qui me suppliaient, haletantes :

- Encore !

Felix était prévenant, dur et endurant, capable de supporter des heures ma bouche glissant le long de sa hampe, mon sexe emprisonnant le sien alors que sur lui, tendue, pliée, je montais et descendais telle la houle.


Quand son plaisir menaçait d'exploser, il m'arrêtait d'un geste, me contraignant à l'immobilité avant de s'attiédir et de poursuivre, encore et encore, me renversant entre les draps, me retournant pour goûter à mon cul, me rehaussant pour m'asseoir sur son visage.

Felix était un expert, un musicien, un mélomane dont je jouais la partition. Accord parfait, staccatos de mon sang et réminiscences de jeux familiers.

Il m'incita, alors que je le chevauchais, à lui empoigner les couilles pour les tirer. Fort, vite, en les pressant comme pour leur soutirer leur jus.

Il me demanda de lui malaxer les tétons, de les tordre puis de les croquer jusqu'à la souffrance.

À en croire mon expérience, Felix était un soumis, prologue à bien d'autres nuits ludiques s'il était resté. Les quelques joujoux rescapés de mes placards parisiens, fouet, entraves et bâillon-boule, auraient enfin trouvé un destinataire en mesure de les apprécier.

Je ne lui en parlai pas.

 

Au matin il partit. En déjeunant, je trouvai sur la terrasse un petit mot :

"Best regards and kisses. Felix."

Je grimaçai surprise par la salutation formelle, en total décalage avec cette nuit intense. Best regards, c'est le "cordialement" de mise entre un patron et son employé, entre confrères ou collègues du même rang, entre gens se connaissant peu mais s'estimant, certes.

Une formule de bureau adressée à une secrétaire, en quelque sorte.

L'autre traduction, "toutes mes amitiés", convenait à peine mieux.

A-t-on idée d'envoyer ses amitiés au lendemain d'étreintes torrides ?

Voilà qui ne me traverserait pas l'esprit, mais mon esprit est peut-être tordu.

En Felix l'ingénieur guindé et l'amant passionné semblaient se livrer bataille, le premier triomphant du second une fois l'aube levée, le second muselant le premier dès minuit sonné.

Derrière cette façade lisse, ça bouillonnait d'audaces réprimées et de coups de folie contenus, de passion étouffée et d'ardeur comprimée.


L'amante et la secretaire8Nous devions nous revoir en milieu de soirée. Felix m'attendait à l'hôtel, déjà au lit avec ses chaussures devant la porte afin de m'aider, écrivit-il, à le retrouver.

Je m'attendris de ce Petit Poucet moderne abandonnant ses tongs au lieu de cailloux blancs. Mais épuisée par un interminable aller-retour sur l'île voisine et encore courbatue de la veille, j'annulai.

Felix, poli jusqu'au bout des ongles, eut la gentillesse de ne pas s'en offusquer. Il avait beau s'en désoler, il comprenait et jamais n'oublierait mon regard dans la piscine.


Deux semaines plus tard, je reçus du Vietnam un mail qu'il conclut d'un autre best regards.

Je souris.

Bizarre, cette persistante impression d'être à la fois et l'amante et la secrétaire.

Un homme surprenant, ce Felix. 

 

 

1re illustration de Grandville ; 3e photo de Horst P. Horst.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Lundi 1 octobre 1 01 /10 /Oct 14:34

Pres de l'osEn ce moment je travaille Près de l'os, ou plutôt près de l'os sans italique ni majuscule. Près de l'os est la nouvelle devenue roman consacré à Pierrig, rencontré il y a cinq ans au Laos.

Cinq ans déjà.

J'étais pile à la bonne distance, croyais-je, pour couronner cette histoire d'un point final : ni trop loin pour qu'elle ne semble pas désincarnée mais lestée de son poids de chair, de désir et de souffrances ; ni trop près pour ne plus en pâtir.

Je le croyais et maintenant j'hésite, parce que le texte piétine.

Il y aurait bien des raisons objectives, mais sûrement la vérité est-elle ailleurs, interne à cette histoire dont je peine à me défaire, malaisé récit qui me ramène à des failles, des fractures, des bleus et blessures pas tout à fait cicatrisés.

Près de l'os exactement.

C'est con, ces entailles qui refusent de se refermer.


Un an et demi s'est écoulé depuis In Memoriam, billet-épitaphe à cette relation. Du moins le croyais-je. Billet qui, en tout cas, choqua quelques amis (et certainement des lecteurs de passage, mais eux quittèrent la page sans laisser de trace).

Ether, secouée, ne put le lire jusqu'au bout. Trop exacerbé, trop cru, trop tout. Le rôle que j'y jouais l'effrayait autant qu'il la mettait en rage. Elle me pensait déchirée par mes vieux démons, prisonnière consentante d'une spirale destructrice, revivant des violences anciennes sur l'autel - sacrificiel cette fois - de la chair, poupée cassée ayant perdu et le contrôle et l'estime de soi.

Dorian, inquiet, me supplia de ne jamais plus m'exposer à un tel danger. Réel ou imaginaire, peu importait, il ne le supporterait pas.

Lorsque je le revis à Paris, il ajouta :

- Heureusement que je n'ai jamais croisé Pierrig... Je lui aurais cassé la gueule, à ce connard !

Je souris.

- À connard connasse et demi, non ?

Pierrig, son indifférence affichée envers moi en dehors du sexe, son j'm'en foutisme blessant et ses manques de respect au quotidien portaient sans doute le poids de cette fin calamiteuse. Que justice cependant soit faite : il n'était pas le seul. Je devais bien avoir dans ce fiasco ma part de responsabilité.

Moins évidente, certes.

 

Pres de l'os 2terUn silex seul ne produit pas du feu. Pour l'embrasement, il en faut un autre qui vient le heurter, s'y frotter, lui soutirer l'étincelle.

Moi je suis cet autre, ce complément qui l'enflamme en dépit de toute logique, de la distance, des incompréhensions et des disputes. Certaines cheminent longtemps avant d'être comprises, même avec une pomme de discorde disséquée noir sur blanc.

Pour nous, cela prit un semestre entier. Jusqu'au jour où, brisant notre mutuel silence, Pierrig m'écrivit pour reconnaître ses erreurs et demander pardon.


Sa démarche m'étonna. Si nombre de gens avouent leurs torts, c'est souvent en secret. La honte ou la fierté les retient d'en informer leur "victime".

Puis le temps passe en diluant leurs offenses, supposent-ils.

Solliciter un pardon n'est néanmoins pas s'abaisser. C'est au contraire une marque de force, une preuve d'humilité et l'acceptation (délicate) d'une fragilité. Aux pieds de l'autre déposer l'armure, entrebâiller la carapace afin de se montrer vulnérable.

Quitte à morfler.


L'initiative de Pierrig força mon admiration, ressuscita un peu de son image d'avant Taïwan : un homme de parole et de confiance, juste et droit dans ses bottes.

Ses excuses me soulagèrent. J'eus l'impression d'une distorsion remise d'aplomb, d'une injustice trouvant enfin réparation. Comme si mon univers avait jusque-là été bancal, gauchi par un poids qu'habituée à porter, je ne sentais plus.

Sa perception fut par défaut, quand Pierrig me l'ôta des épaules.

Ainsi le contact fut-il renoué. Timide, au coup par coup, sans déclarations ni promesses. Matous échaudés craignent l'eau froide. Surtout moi, revenue de Taiwan couverte d'ecchymoses, plus terne qu'un caillou et déchirée qu'une vieille guenille, envahie par le vide et la douleur de la perte, écrasée d'un nouveau deuil à faire. Pas celui d'un mort mais d'un vivant qu'une semaine plus tôt, je serrais entre mes bras.

Envie de hurler de rage et de désespoir.

De me terrer sous les draps, de fermer les paupières et de dormir, dormir, dormir.

De vomir mon désarroi et ma colère.

D'en submerger cet homme pour le punir.

De témoigner à défaut de digérer.

D'écrire pour moi et des lecteurs anonymes ce gâchis de Taïwan. Pour en tirer une histoire au lieu d'une leçon, un roman au lieu d'un testament. Pouvoir d'évocation, de guérison peut-être, des mots qui, alignés, forment le fil de la vie qui jour après jour, obstinée, se poursuit en dépit du découragement et de la sensation d'être mort. Mort dedans.

À quoi bon ? À quoi bon rien, puisque plus rien n'a ni sens ni saveur. Et qu'on se fiche de tout, à commencer par notre personne.


Pres de l'os 2bisMi-décembre, Bertille m'avait accompagnée guillerette à l'aéroport.

Elle m'y retrouva effondrée fin avril, s'évertuant à saisir le pourquoi de cet écroulement du toit aux fondations.

Difficile d'expliquer aux autres ce qu'on peine à se formuler à soi-même.

 

Au récit de mon séjour, Ether grinça des dents. À son avis, maux et remèdes étaient simples : Pierrig m'avait négligée, maltraitée, humiliée, comportement de pur égoïste ne méritant pas une larme.

Qu'il gicle donc, et séance tenante, de mon existence.

Difficile de s'en tenir à la posologie quand on est plus malade qu'un chien.

 

À l'époque mon ange était revenu aux Philippines. Voyage de la dernière chance après une rupture en queue de poisson, pour me voir et savoir si le glas avait vraiment sonné.

Difficile de ne pas ajouter la cruauté à sa tristesse. La tête emplie de Pierrig, je brûlais de lui en parler, ravalais son nom cuisant mes lèvres, me les mordais pour ne pas l'en laisser s'échapper. Ma voix, mes yeux m'auraient trahie.

Cet homme-là n'était pas un parmi d'autres, mais un qui avait précipité notre séparation.

Mon ange l'ignorait. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

 

À l'époque j'étais avec Mingus. Lui à Amsterdam, moi en Asie, deux continents pour une relation ouverte : il avait Clarisse, j'avais Pierrig. Clarisse marquait les cuisses de mon amant de ses talons ferrés, Pierrig mon dos, mes seins, mes fesses de ses paumes, de ses ongles, de sa ceinture.

Parfaite symétrie que Mingus rechignait à accepter.

Difficile d'accorder aux autres les libertés dont on jouit soi-même, surtout dans un cas si particulier. Mon hareng hollandais savait qu'à Taïwan, je souffrirais. D'un mal que je chérissais, soit, mais d'un mal quand même. Sévices consentis, souhaités, appelés, provoqués, heurtant sa conception du rôle de compagnon, s'opposant à son tout nouveau besoin de me protéger.

Partager de son plein gré la femme aimée avec un autre, soit.

Mais accepter, toujours de son plein gré, que cet autre la malmène, l'insulte, la frappe... Si le masochiste en Mingus comprenait, l'homme en lui se révoltait.

Mon envol pour Taipei le laissa face à ses contradictions.

Mon retour aux Philippines l'accula à un abîme de questions, de doutes, de peurs.

 

Pres de l'os 4Avec mon amant j'avais outrepassé mes limites, approché des zones troubles, dangereuses, fangeuses. Plongé dedans, même. Réveillé le monstre, nourri la bête sans que Pierrig ne s'en doute. Lui se tenait hors de cette dimension-là.

C'était ma vrille à moi, accomplie à mes dépens, à ceux de Mingus aussi.

Celui-ci ne comprenait pas ce vertige qu'il qualifiait de délétère. S'en alarmait comme un médecin qui, faute de posséder le traitement approprié, pleurait sur un cancer incurable.

Mon jusqu'au-boutisme l'effarait, mes excès l'angoissaient, mes propos l'horrifiaient. Il y lisait une exaltation malsaine, une glorification morbide d'un stupide sacrifice, de nauséabonds relents d'une religion déplacée.

Parce que les mots collant à mes ressentis, c'étaient des mots sacrés.

Prière. Ferveur. Adoration. Célébration. Joie. Communion, offrande, oblation.

Sacrifice, oui.

Comment moi, la païenne, pouvais-je tenir un tel langage ?

Avais-je donc égaré la raison en même temps que ma culotte ?

 

J'ai blessé Mingus, je crois. Sans le vouloir ni le choisir pulvérisé notre contrat.

Je ne m'étais pas que donnée, je m'étais abandonnée. Corps, coeur et âme à un autre qui ne m'aimait pas. Ne me méritait pas, selon lui. Et qui, pire, m'avait en retour foulée aux pieds.

Comme Dorian, mon hareng hollandais avait sûrement fulminé :

- Si je croise ce connard, je lui rectifie le portrait !

L'histoire aurait dû stopper là, sur une cassure nette et sans bavures.

Et pourtant...

 

À suivre ici.

 

 

En rédigeant ce billet, j'ai à plus d'une reprise pensé à Stan/E. Comme dans la chanson de Jeanne Moreau, j'ai sûrement la mémoire qui flanche, mais je n'ai pas souvenir de billets traitant des ressentis du mari/compagnon/amant en titre d'une dame/demoiselle volontaire pour une fessée - et autres sévices.

Comment les "légitimes" acceptant que leurs compagnes réalisent ces fantasmes sans eux le vivent-ils ?

Bien que consentants, en sont-ils peinés, inquiets ?

Certains demandent-ils narration de ces séances ? Ou la majorité préfère-t-elle les laisser enveloppées de mystère et de silence, partant du principe qu'il s'agit d'un jardin secret ?

Où s'arrête la confiance, où débute la méfiance ?

Mon billet ne traite pas tout à fait de ce sujet mais je m'interroge. Et les interroge. Du même coup, si j'ose dire.

 

 

Photos : Marcel van der Vlugt, image du film Marie Soleil (1965),

Heinz Hajek Halke, Jean-François Jonvelle. 

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 30 septembre 7 30 /09 /Sep 14:28

Lou2Il y a deux ans et demi que je vis Lou pour la première fois. Il rendait visite à Tim, mon instructeur de plongée également en charge du dive shop.

Lou me fut rapidement présenté. Nous nous serrâmes la main. Je fixai ses iris jais et le trouvai beau.

Lui et son mystérieux visage d'Asie, fermé et ouvert à la fois.

Lui et ses paupières en amande, son nez court et sa bouche écartée sur ses dents.

Lui et corps tout en souplesse et puissance, vigueur féline comme enroulée sur elle-même.

 

Le contact entre nos paumes fut bref. Alors que Lou retirait la sienne, je me surpris à songer à ses lèvres. À leur plein contre mon cou, leur contact tendre sur mes seins, leur lent écartement lapant la sueur perlée de ma bouche.

Lou se tourna. Je vis mes doigts se poser sur la courbe bronzée au-dessus de son tee-shirt blanc, encercler sa nuque, remonter avec lenteur sur son crâne et tirer ses cheveux.

Je ne serrai que ma cuisse sous la robe.

J'espérais que Lou resterait. J'espérais avoir l'occasion de le connaître.

Il n'était que de passage.

Le lendemain, il partit.


Voilà trois semaines que j'essayais de voir mon ancien instructeur. Chacune de mes tentatives se soldait par sa chaise vide. Aïdée, la secrétaire, me conseillait toujours de repasser.

Une après-midi, j'arrivai de bonne humeur après un cours donné à des Philippins. Une bretelle de ma robe rouge me tombait obstinément sur l'épaule, dévoilant le haut de mon maillot.

 Je poussai avec énergie la porte du dive shop.

Il y avait quelqu'un assis au bureau de Tim. Mais ce n'était pas Tim.

C'était Lou.

J'écarquillai les yeux de surprise.

Lou se leva, me salua, me tendis la main. Par dessus le comptoir vitré ses doigts se refermèrent sur les miens. Carrés, puissants à me faire mal.

Je souris. J'aimai ce contact franc, énergique. Prometteur.

Lou se présenta. Je lui glissai que nous nous étions déjà vus il y a longtemps. Que ce fut très rapide et qu'il avait sans doute oublié.

Ses yeux se perdirent sur mon visage. S'éclairèrent.

- Ah oui, je me souviens de toi !

Je m'étonnai. Relançai d'un "vraiment ?" gentiment incrédule. Lou m'assura que "oui, oui". Peut-être mentait-il, mais avec grâce, et sa confirmation eut le don de me faire très plaisir.

 

Mystere Lou 2bisNous parlâmes. Derrière le dos de Lou, un miroir me faisait face. Je m'y voyais comme lui me voyait : très bronzée, le front sillonné de boucles blondes, les lèvres rehaussées d'une mince pellicule de sueur, des yeux si clairs qu'ils en paraissaient artificiels, transparents, presque liquides.

Ce jour-là je me trouvais jolie. Lou aussi, apparemment. Souvent ses prunelles s'allumaient pour brutalement s'éteindre sur une question muette, ouverture suivie d'un déconcertant repli me faisant douter de ce que j'avais perçu.

Et nos bouches, civiles, continuaient leur inoffensive conversation : la capacité des bateaux naviguant autour de l'atoll de Tubbatahala qualité de la nourriture à bord, le nombre de plongées par jour, les espèces de poissons rares...

 

J'avais aussi besoin d'une combinaison de plongée et peut-être d'un ordinateur, mon Suunto se trouvant en Finlande pour réparation.

- Je peux te prêter le mien, tu sais...

Je me récriai. La réparation ne devrait pas prendre trop de temps. L'ordinateur serait, je l'espérais, revenu avant mon départ.

Au poignet de Lou, le même que le mien. Sur lui, il semblait parfait. Sur moi, trop gros. Trop lourd aussi. Une journée avec cet instrument à mon bras et ma peau devenait douloureuse, irritée par l'encombrant frottement du bracelet.

And a wetsuit, please ?

Lou me désigna quelques combinaisons pendues sur des cintres.

Which size you need ?

S, maybe XS.

Lou détailla mon corps sous la robe. Je souris mais nerveusement, soudain gênée par l'impression d'être passée au crible.

- Try this one !

Il déménagea les cartons qui obstruaient la cabine d'essayage.

"Elle ne doit pas servir souvent", pensai-je. Je me moquais bien, d'ailleurs, de l'utiliser. Tant de fois j'avais arpenté ce magasin en maillot que me cacher derrière un rideau me paraissait saugrenu. Et je songeai en riant à cet Indien qui un jour m'arrêta devant le dive shop.


Je rentrais de deux plongées avec des clients. Fraîchement revenue du bateau, encore en maillot de bain, je portais une lourde caisse de matériel. Butai presque contre cet homme sur le chemin de la plage.

Il me coupa la route d'un enthousiaste :

I want to dive with you !

- Bien, dis-je. Mais euh... C'est fini pour aujourd'hui.

- Demain, alors ?

Il extirpa de son portefeuille une carte de visite. Qu'il me tendit alors que mes mains étaient prises. Et qu'en simple bikini, je n'avais nulle part où la mettre. Mais lui, têtu, continuait à agiter sa carte à hauteur de mes seins.

Le ridicule de la situation me fit glousser. Encore un peu et je lui lâcherais la caisse sur les pieds.

- Revenez demain, proposai-je. Là, je suis un peu... occupée.

Il disparut pour ne jamais réapparaître.


Mystere Lou 3La cabine du dive shop était à température ambiante, minuscule et moite. La combinaison épaisse, si raide que je luttais pour m'y glisser. Trop étroits, les poignets résistaient.

Je sortis demander, non sans malice, de l'aide à Lou.

Face à face comme deux boxers entamant un round, il poussait et je tirais.

Fort, jusqu'à, dans mon élan, effleurer son épaule et toucher sa poitrine. Jusqu'à afficher un hypocrite sourire d'excuse. Jusqu'à me promettre de recommencer. Contact furtif, inattendu, à la saveur d'une impertinence déguisée en erreur, le goût intense et sauvage d'un plaisir volé.

Les iris de Lou crépitèrent.

Lui aussi, il savait. Et il ne se dérobait pas.


Le combat reprit avec la deuxième combinaison, si ajustée que je crus revenir à mes folles soirées parisiennes.

Je baissai le menton. Lou écarta mes cheveux pour fermer le zip. Brève légèreté de ses doigts imprimés sur mes omoplates.

Gainée des chevilles à la gorge, je me regardai dans le miroir.

Mmmh, it's sexy... approuva-t-il dans mon dos.

- Je la prends, répondis-je.


Le soir je parlais à Bertille de Lou. Elle s'esclaffa.

- Ah, le très craquant Lou... Toi aussi !

- Moi aussi quoi ?

Elle me parla de Katarina, une amie qui s'était enflammée pour ce bel Asiatique, de ses espoirs et tentatives de rapprochement soldées par autant d'échecs. Lou était charmant, en effet, mais plus glissant que du sable et plus impénétrable qu'une forêt. Les appels du pied de Katarina s'étaient tous heurtés à une muraille, dans une telle absence d'écho qu'elle avait fini par renoncer.

- J'ai peur que vous ne soyez pas son genre, souffla Bertille.

- Parce que son genre, c'est ?

- Les prostituées, il paraît. Mais ni les classe, ni même les mignonnes. Plutôt les plus âgées, les plus vulgaires, les plus cabossées des bas quartiers. On dit que de temps en temps, Lou se rend dans l'île voisine rien que pour ça.

Je levai un sourcil stupéfait. Si ce "il paraît" était vrai, Lou n'avait ni le physique ni l'allure de ses goûts - s'il fallait un physique et une allure pour quoi que ce soit.

Je réfléchis pour lancer un réjoui :

- Bah... Si c'est payer qu'il aime, qu'il me paye moi ! Je serais ravie de lui en donner pour son argent.

Bertille s'esclaffa.

- Il semble aussi que Lou ait une petite particularité...

La curiosité en éveil, je demandai :

- Laquelle ?

- Celle de garder, sur sa table de chevet, un pot de vaseline.

- Mais pourquoi... commençai-je pour soudain m'interrompre. Oh, j'y suis ! Si ce n'est que ça, je lui prêterais volontiers main-forte.

- N'empêche que tu n'as toujours pas le genre qu'il faut...

- Tu as raison. Et ce point-là est sans espoir, je présume.


Mystere Lou4Je revis plusieurs fois Lou pour peaufiner mon liveaboard à Tubbataha. À chaque fois il fut accueillant, cordial, efficace. Chaleureux, pas vraiment. L'évidence était cette distance qu'il maintenait entre nous, une réserve me décourageant de m'aventurer plus loin.

J'avais pensé à l'inviter à dîner, je m'abstins. Je ne le sentais pas.

Probable qu'il aurait refusé.


Un midi nous partîmes à la ville pour renouveler nos visas qui expiraient à la même date. Lou conduisait sa moto, un impressionnant engin rouge chromé. Moi, j'étais la passagère, sagement assise sur mes fesses et tenaillée par l'envie de l'enlacer, de poser mes mains sur ses épaules, de coller mes seins, mon ventre, mon sexe à son dos, ses fesses.

Je me retins en songeant, ironique, que jamais nous ne nous tiendrions plus près.

Notre plus folle intimité ? Tous deux habillés, un casque ridicule sur la tête, arrimés au plastique du siège et tressautant en choeur au gré des cahots.


Le jour de mon départ pour Puerto Princesa, Lou me texta afin de me souhaiter un bon voyage. L'attention était inattendue, et ce fut la dernière.

Je ne reçus aucun autre message. N'en envoyai pas non plus.

Comme Katarina j'avais abandonné, laissant ce bel homme à ses "il paraît". Il n'était pas tombé de la dernière pluie, mes intentions étaient claires. Son refus d'y répondre me déçut, mais ainsi va la vie. À quoi bon lutter si l'on n'est pas le genre de quelqu'un ?

À mes yeux Lou restera un mystère, un fruit dont jamais je ne percerai l'écorce, peut-être d'autant plus beau qu'il est pour toujours défendu.

 

 

Photos : Daido Moriyama,

Keizo Kitajima, Yamamoto.

(Que des Asiatiques, en somme !)

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Jeudi 27 septembre 4 27 /09 /Sep 18:36

Dilemme bisErwald est arrivé chez moi mains dans le dos. J'avais beau l'attendre, je l'ai regardé un peu surprise.

- Qu'est-ce que tu caches ? ai-je demandé.

Ses mains ont décrit un demi-cercle pour me tendre précipitamment un bouquet.

Erwald avait l'air d'un galant ravi et celui, mutin, d'un collégien me jouant un bon tour. Mes yeux se sont écarquillés, ma bouche s'est arrondie.

Des fleurs... Des années qu'un homme ne m'en avait pas offertes. J'avais même oublié comment c'était, d'en recevoir.


Matt était arrivé à la maison avec une bouteille de soda.

Noam, lui, amenait souvent des fruits que nous partagions en dessert.

Mais comme Adrien, la plupart de mes amants n'apportent qu'eux-mêmes sans que je n'y trouve à redire.

- Zut, je n'ai pas de vase ! ai-je pouffé.

Le rire puis le mouvement pour camoufler mon léger embarras. Un baiser sur sa bouche, une soudaine course vers la cuisine, Erwald sur mes talons, la fouille de tous les placards, le remue-ménage dans les assiettes, les tasses et les verres, la quête d'un récipient pouvant faire office de.

J'ai fini par le trouver. En m'excusant.

Un vieux pot de café à l'étiquette craquelée, déteinte et encore accrochée au verre.

- Pile la bonne taille, a approuvé Erwald. C'est parfait.

- Tu penses ?

Moi, je trouvais ça un peu minable. Le bouquet avait beau être modeste, c'était l'intention qui comptait, et mon pot de Nescafé ne me semblait guère à la hauteur.

Bertille s'en esclafferait plus tard :

- Bon, si jamais il en doutait, il sait maintenant que tu n'as rien d'une fée du logis. Et qu'importe le flacon, hein...

- Pourvu qu'on ait l'ivresse ?

- Bingo.

 

Bertille et moi avons plaisanté au sujet de cette histoire de vase.

- Mais tu en as un, toi ? l'ai-je questionné.

La réponse fut non, mais mon amie a des cruches.

Les cruches et l'ivresse, justement. C'est là que le bât blesse et que les Athéniens s'atteignirent. Les fleurs d'Erwald m'ont touchée. Mais tandis que, les prenant, je l'observais avec curiosité, ce que trahissait son visage m'a chagrinée.

Erwald m'aime beaucoup, je crois. Beaucoup trop, du moins davantage qu'il ne le devrait. Car moi, l'objet de son désir, je me sens gênée, presque coupable. Parce que cet homme, je l'aime bien.

Juste bien.

Me voilà du coup peinée de ne pas lui rendre la pareille, à la fois séduite et agacée par ses multiples attentions.

Un message, chaque matin vers dix heures, en guise de une bonne journée.

D'autres l'après-midi et le soir en vue de tâter le terrain. Serais-je libre ? Ai-je envie de le retrouver à la plage ? Ou qu'il passe chez moi ?

Si j'ai besoin de me rendre à la ville voisine, il peut m'y emmener en moto. Ou en voiture en cas de pluie ou de ravitaillement programmé.

Si je ne réponds pas à ses messages, Erwald s'inquiète. Me demande si je vais bien. M'appelle pour s'en assurer.

 

Dilemme 2Erwald a pour moi des égards d'amoureux, égards qui me combleraient si j'étais, moi aussi, amoureuse.

L'amour...

Précisément ce qui bouleverse la donne.

Venus d'un homme aimé, ces égards sont charmants ; d'un autre homme, agaçants.

Or là, j'ai l'impression d'être envahie. Étouffée.

Ce qui me rend triste, irritée, irritable.

Au bout de quatre petits jours, il y a souci, quand même.


Peut-être ai-je manqué de discernement. Erwald m'a trop longtemps désirée pour ne pas être enchanté de "m'avoir". Je distingue bien, dans ses prunelles, l'étincelle de fierté quand il parle de moi, l'inquiétude quand j'évoque mon prochain voyage et le soulagement devant ma réponse :

- Combien de temps ? Trois semaines.

Il faudra provoquer une discussion.

J'y répugne. Je déteste blesser, décevoir. A fortiori quelqu'un qui ne m'a causé aucun tort et pire, ne cherche que mon bien.

Mais se taire, c'est pire, non ?

Je ne veux pas forcément que cette histoire s'arrête. Mais si elle continue, que ce soit différemment. Moins de (omni)présence, plus de légèreté.

Est-ce possible ? Pas certaine.

 

Amoureuse, je suis comme Erwald. Pire sans doute, du moins à l'intérieur : la fébrilité avant un rendez-vous ; le désir d'être avec l'autre, tout le temps ; l'urgence à le voir et le manque de ne pas, ne serait-ce qu'une poignée d'heures ; le sentiment d'être habitée, emplie ; les sourires rêveurs à contretemps, les pensées qui divaguent, les images qui reviennent, embrument mon esprit et creusent mon ventre.

À l'extérieur, la réserve. Je souhaite sans montrer, ou uniquement à petites touches. Trop peur de m'imposer, d'être importune ou, horreur, rejetée.

Je comprends Erwald et cette compréhension même m'est douloureuse.

Personne n'aime à être freiné dans ses élans ni se heurter à une limite en forme de mur. Or Erwald s'en approche et, s'en approchant, devient une menace pour ma liberté, mon espace, mon bien-être.

S'il persiste, je me doute de ce qui arrivera. De l'exaspération, de la colère, une fin abrupte.

À moi de l'éviter. D'essayer, du moins.

 

Mais cette histoire, si courte soit-elle, est également un révélateur. Il y a de la douceur, oui, dans toutes ces attentions-là, dans cette présence même trop appuyée. Un soutien relevant parfois du détail, comme ces bambous supportant les rideaux de la terrasse que, las de voir branlants, Erwald m'aida à ficeler aux poteaux. Un sentiment d'apaisement, de solidarité, de solitude brisée. D'intimité cette fois partagée, de couple, d'alliance possibles si seulement je le désirais.

Grâce à Erwald j'entrevois à nouveau ce que j'ai fini par oublier : la force d'une union amoureuse. L'intense, le délicieux plaisir à être deux pour échanger, rire, manger, s'enivrer, travailler, faire l'amour... ou ne rien faire. Juste rester enlacés, repus, corps encore tremblants de l'étreinte, yeux ouverts sur un vague béat, tête nichée contre une épaule.

L'immense réconfort à parler de ses soucis - bien que je ne me sois guère épanchée sur les miens. Les partager, c'est déjà les diminuer, dit-on. C'est vrai.

Je ne mesurais pas à quel point l'ensemble m'avait manqué, surtout lors de cette année difficile marquée de décès, d'incompréhensions, de combats et de séparations.

 

Dilemme 3Je suis habituée à vivre seule, lutter et me requinquer (presque) seule.

Une femme forte, a affirmé Ayal rencontré en Mongolie. Ayal qui, m'enveloppant de son sourire radieux, me serra à me broyer en s'étonnant de la finesse de mes os, puis s'arrêta pour me souffler :

Woman... You're a tough motherfucker !

Tough, strong, peut-être, mais pas inépuisable non plus.

Avec Erwald je pourrais me reposer. Me laisser porter, un peu. Mais ce serait injuste. Mensonge, manipulation, paiement en fausse monnaie... pas capable. Comme j'échouerai à dissimuler mon énervement si Erwald continue à m'encercler.

Tout ça me flanque le cafard, je crois.

Après quatre petits jours, y a souci, quand même.

Non ?

 

 

Photos : André Kertesz et Robert Mapplethorpe.

Pin up de Gil Elvgren.

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Lundi 24 septembre 1 24 /09 /Sep 19:03

DjumIl m'a dit que dès la première fois qu'il m'avait vue, il avait eu envie de moi. Qu'il y pensait depuis deux ans. Que ça lui avait manqué.

Aussitôt je me demandai comment ce qu'on n'a jamais connu peut nous manquer.

Un être qui est loin nous manque.

Un être qu'on a perdu nous manque.

Mais un désir physique jamais abouti peut-il nous manquer ?

Erwald avait de quoi être un peu perdu, sans doute. Jusqu'alors je lui avais dit non, préférant repousser d'un sourire ou d'un silence ses avances directes, voilées ou maladroites.

Mais hier, j'ignore pourquoi, ce fut oui.

Pourquoi quelqu'un qui ne nous attirait pas se met un beau jour à nous plaire ?

Là, c'est moi qui baignais dans la confusion. 

 

Après une journée en sa compagnie, j'avais invité Erwald à la maison. Comme une conclusion à nos rires, nos discussions, notre bien-être. Comme un remerciement, aussi, pour son aide ayant transformé une fastidieuse commande de travail en pure rigolade créatrice.

Nous papotions face à face sur la terrasse. C'était déjà le milieu de la nuit mais Erwald n'avait pris aucune réelle initiative. Oh, ses pieds touchaient bien les miens, parfois, et prolongeaient plus que nécessaire ce contact faussement fortuit. Ses doigts venaient bien, souvent, se poser sur mon bras, mes épaules ou mon cou pour souligner ses propos. Mais toujours pieds et doigts finissaient par se retirer, peut-être déçus de ne pas recevoir de réciproque.

En effet je ne l'aidais guère. Je l'écoutais discourir en inclinant la tête, glissant de temps à autre un "yes""for sure", me demandant si cet homme oserait enfin un pas ou quitterait, de guerre lasse, la villa. Comme il y était venu, sans connaître le goût de mes lèvres.

En chemin je perdis le fil de ses mots. La fatigue pesait sur mes paupières. J'étouffai un bâillement discret.

- Je vois que tu es lasse. Tes yeux ne brillent plus. Dommage... Ils sont si beaux quand ils pétillent.

- Mmmh, il est tard, fis-je en m'étirant.

 

Encore un peu et je donnerais à Erwald son congé pour dormir.

Il le comprit sûrement. Et sûrement par réaction face à cet inévitable, encercla mon genou gauche de sa paume. La contracta brusquement.

Je n'esquissai aucun geste, à peine un soubresaut nerveux.

- Étrange, dit-il. Cette zone est une zone réflexe... Tu aurais dû sursauter. Au moins.

Intrigué, il tenta l'expérience du côté droit sans obtenir plus de succès. Il réessaya à gauche, à droite, à gauche encore.

Aussi amusée qu'inerte, je l'observai. Lui et ses imposantes mains en battoirs, son visage en lame de couteau, son nez court et son menton fort, ses yeux sombres aux prunelles obstinées, presque butées.

Erwald a ce qu'on appelle une gueule, et cette gueule était penchée sur mes jambes, penchée et acharnée à tirer d'elles l'ombre d'une réaction.

- Rien, tu ne sens toujours rien ? questionna-t-il.

Not really.

Well...

 

Djum 2bisSoudain il plaqua sa main sur mon sexe.

Je bondis de surprise, soufflée par son brutal culot, cette foudroyante initiative sans prémisses.

- Ah ! triompha-t-il.

Sur ce "ah" j'emprisonnai sa main, m'attirant un sourire presque étonné.

- Aucune idée de comment tu réagirais... Feindrais-tu de ne rien remarquer ? Garderais-tu ton air sérieux ? Te reculerais-tu offensée ? Impossible de deviner...

- Et bien maintenant, tu sais ! dis-je en me trémoussant pour rapprocher ma chaise, cuisses en étau afin de ne pas perdre sa main.

C'est Erwald qui l'ôta pour la faufiler sous mon sarouel, effleurant ma cheville, remontant le long de mon mollet, caressant ma cuisse et s'arrêtant sur ma chatte.

Il se réjouit de la sentir vibrante et, surtout, nue.

À dessein je ne portais pas de culotte.


J'appuyai mes pieds sur ses cuisses. Les pétris de mes orteils. M'arrêtais et reprenais mon massage par à-coups, prunelles insolemment rivées aux siennes. Plus bas se dessinait une éminence ne cessant de s'ériger. La verge d'Erwan prisonnière du tissu qui la retenait, brûlant de s'en échapper pour se ficher en moi.

L'aveu, l'urgence de ce désir me troublèrent.

J'aurais pu, là, de suite, délivrer sa chair gonflée, mais y renonçai. Je voulais encore étirer l'instant, encore me repaître de l'impatience de mon futur amant, encore m'abreuver à ses yeux.

Et jouer, surtout. Jouer avec son envie, m'en jouer aussi. La multiplier, l'étendre, la fortifier pour majorer son plaisir, le célébrer en l'amenant au bord de la défaite. Le contraindre à gémir, à supplier peut-être. L'inciter à m'arracher de mon siège et à déchirer mes habits. Le provoquer afin de l'acculer à la lisière de ce qui ne se fait pas, madame.

En rire parce qu'on l'a fait, monsieur. En se fichant bien de ce qui d'habitude ne se fait pas.


J'écrasai sa verge du pied, la contraignit à se rabattre sur son ventre. Erwald lâcha une brève plainte, plongea sur mes genoux serrés. S'y cala, s'y abandonna, y roula comme bercé par une forte houle, un vertige qui tout entier le ployait, ému, frissonnant, alors que ses doigts fouillaient mon sexe. Avec avidité et sans douceur, mâle autorité contredite par la ligne tremblante de ses épaules.

J'enfouis mes doigts dans ses cheveux, forçant sa tête à osciller contre mes jambes, la relevai pour murmurer :

- Let's go inside...

Nous entrâmes au salon. Je fermai la baie vitrée, tirai les rideaux. Peu de risque qu'à cette heure les voisins nous surprennent, mais cette probabilité, même faible, me déplaisait.

- Where ? s'enquit Erwald.

Je me dirigeai vers la grande chambre avant de changer d'avis. M'arrêtai pour appuyer mes coudes au mur, jambes tendues, échine pliée.


Djum 3Tiré avec vigueur, mon sarouel atterrit en boule au sol, bientôt suivis de mon débardeur et de mon soutien-gorge.

Zip de fermeture éclair, froissements d'habits, légers chocs mats sur le carrelage... J'entendis Erwald se déshabiller dans mon dos. Faillis protester que là était ma tâche, mon rôle, ma joie et mon plaisir.

 

Mettre un homme nu, à nu, a fortiori une première fois m'enivre, m'émeut, m'excite.

Faire apparaître son corps vite ou lentement, d'un coup ou portion après portion pour enfin le dévoiler en entier, différent de ce que j'imaginais. Ou identique car avec impudeur dessiné sous les vêtements dont je viens de le dépouiller.

Le premier déshabillage est comme la première pénétration d'un nouvel amant : un plaisir et une surprise que l'on n'éprouve qu'une seule fois.

Les fois d'après sont déjà autres. Délectables peut-être, mais privées d'un caractère unique qui, défloré, ne reviendra jamais.


Avec Erwald c'était déjà trop tard. Prise de vitesse, je n'imaginai pas lui demander de se rhabiller. Me résignai du coup à cette première fois qu'il m'avait dérobée.

Nu derrière moi il se tenait, énigme de chair dont je percerais le mystère en me retournant. Ce que je fis, découvrant ce qu'il avait brièvement évoqué l'après-midi : un corps de survivant lardé de cicatrices, séquelles d'un gravissime accident de voiture. Corps massif et émouvant à la chair couturée, plaies anciennes depuis longtemps cicatrisées, pâles souvenirs d'un événement ayant changé sa vie en manquant de la lui ôter.

Erwald s'agenouilla en léchant mon dos, mon sexe, mon cul. Écarta mes jambes et creusa mes reins afin de se ménager une meilleure prise. Avança le visage vers ma croupe, y poussa son menton, y plaqua ses lèvres, y darda sa langue, y enfonça ses dents.

Avec la violence d'un désir trop longtemps brimé qui soudain ne se maîtrise plus.

Avec une frénésie proche de l'angoisse, comme s'il craignait que je ne me sauve ou ne m'évapore.

Avec une fureur qui allait croissant, des gémissements, des cris, des mots chuchotés et hurlés, des clappements de langue et des bruits de succion, un emportement tel qu'il me poussa à me raidir pour, en effet, lui échapper.

Erwald avait le souffle court, l'air vague et les yeux flous d'un homme sorti d'un délire. Je faillis l'enjoindre de respirer, le rassurer, lui affirmer que rien ne pressait. Nous avions tout notre temps, la fin de nuit, l'aube, le matin.

Je me tus pour effleurer sa joue.

Erwald m'entraîna dans la petite chambre, m'allongea sur le lit, s'abattit entre mes jambes.

 

Djum 4À nouveau son désir était brûlant, avide, goulu, âpre, presque effrayant.

Mon amant collait tout son visage le long de ma fente, l'y frottait et l'y poussait comme afin de l'introduire en moi. M'assaillais, me pénétrais de sa langue, me déchirais de ses doigts, me choquais de son menton. Sa barbe drue contre mes lèvres, ma vulve, mon clitoris, agaçant, râpant, égratignant ma chair tendre.

Je repoussai sa tête.

Il résista.

Je le tirai par les cheveux.

Il céda pour aussitôt se noyer dans mon sexe, le sucer, l'engloutir, s'y noyer en haletant, jurant, grognant, plaintes de fauve dévorant une proie trop longtemps convoitée.

Ses mâchoires claquaient à s'en décrocher, se refermaient dans un bruit sec.

Ses gestes étaient désordonnés, saccadés, fous.

J'aurais pu, je crois, le gifler qu'Erwald n'aurait pas retrouvé ses esprits.

- Tccchttt... soufflai-je.

Je me redressai, serrai les cuisses pour le déloger. Il avait le même regard qu'au salon. Absent et habité, celui d'un homme se relevant à peine d'une transe, dans laquelle je refusais qu'il replonge.

- À mon tour ! dis-je.

Tandis que je me courbais sur lui, je pensais que le poids d'un désir est parfois encombrant.

Trop lourd pour qui le reçoit et trop pesant pour qui l'éprouve.

 


Photos : Joan Colom, Lucien Clergue,

Paul Outerbridge, Claude Fauville. 

Par Chut ! - Publié dans : Classé X
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