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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Mercredi 20 février 3 20 /02 /Fév 19:51

Deviens ce que 1Déjà adolescente, je rêvais de tailler la route sac au dos, mais à la condition expresse d'être accompagnée.

J'avais la peur au ventre et pas assez d'estomac pour combler ma faim.

Partir en routard n'était alors pas si courant. Il n'y avait pas ces foules de (jeunes) touristes s'emparant de quartiers entiers, pas les facilités ni les infrastructures pour les accueillir.

Le monde semblait plus grand, plus inaccessible, plus mystérieux qu'il ne l'est en réalité. Mais pour qui commence à la parcourir, cette planète se révèle petite.

À dimension d'homme, presque.


Mes amis, mes proches, ma famille ne voyageaient guère.

Leurs vacances, ils les prenaient en France, en général au même endroit : dans une résidence secondaire, une location retenue d'une année sur l'autre, une pension réservée depuis avril, car ensuite c'est trop tard, complet, plus cher.

Sauf à bénéficier d'une promo de dernière minute, l'arrivée était plantée avant le départ. Apaisant de savoir vers où l'on se dirige et ce que l'on y trouvera, plaisant d'éviter les mauvaises surprises.

Parfois l'étranger avait leur préférence. Hôtel avec piscine, l'exotisme d'un cadre rassurant, reposant, confortable. Formule tout inclus, repas, boissons, activités, farniente et rares excursions.

Mais comment vivaient les gens hors de ces murs ?

Quelles coutumes, quelles prières, quelles chansons rythmaient leur quotidien ?

Quels fruits, quels légumes, quelles plantes étranges poussaient ?

 Quelles couleurs éclataient sur les marchés, quels parfums saturaient l'air ?

Mes amis s'en moquaient un peu. La curiosité ne les titillait pas.

Moi, elle me démangeait.

 

À cette époque déjà, je ne voyais pas l'intérêt de me déplacer pour vivre comme chez moi. Déguster les mêmes plats, me bercer des mêmes musiques, conserver les mêmes habitudes, avoir les mêmes attentes, les mêmes exigences me semblait incongru.

À ce compte-là, autant rester en France, pensai-je.

Le confort m'était un luxe dispensable. La jolie chambre récurée, le matelas moelleux, la baignoire et l'eau chaude à volonté, je les retrouverais bien assez tôt. En attendant, je pouvais m'en passer. Me rappelant à quel point j'étais favorisée, me poussant à démêler l'important du superflu et à remettre mon existence en perspective, ces manques dérisoires jouaient aussi le rôle d'alarme.

Ne rien considérer pour acquis, dit-on. Mais combien de choses ne considérons-nous pas réellement comme telles ?

Chaque voyage sonnait comme une trêve, une richesse, une confrontation. Un temps de découverte et d'émerveillement. Une porte ouverte sur un ailleurs, une porte que je rêvais d'ouvrir en grand mais qui, malgré mon désir, me restait en partie fermée.

Parce que personne ne voulait me suivre.

 

Deviens ce que 2Les étés de nos vingt ans, Vahina, une amie d'enfance, était ma complice. La Bretagne, le Maroc, la Tunisie, Chypre... Ensemble nous avions vu un peu de pays.

Trop peu à mon goût.

Toujours ces fichus hôtels qui nous enfermaient, ces boîtes de nuits qui nous recrachaient exsangues au matin.

Au retour j'étais certes plus bronzée qu'un caramel, mais vide, déçue, frustrée, mécontente, torturée par l'impression d'avoir manqué l'essentiel.

L'étranger m'avait filé entre les doigts.

Je n'en avais pas profité.

Stop !

Pour le prochain été, je proposai à Vahina un voyage différent. Sac au dos, en train, à pied, et pourquoi pas à vélo ? Nous nous forgerions des souvenirs en même temps que notre jeunesse.

Elle ouvrit de grands yeux.

- Mais c'est dangereux ! Mais où dormirons-nous ? Mais nous rentrerons épuisées ! Mais que diront nos parents ? Mais nous allons nous perdre !

Mais, mais, mais. Que des mais à la place d'un non.

Que des craintes, que des objections, que des peurs. Qui étaient miennes aussi, mais je comptais sur Vahina pour les diviser.

À deux nous serions fortes.

À deux l'inconnu serait moins effrayant. En cas problème nous nous épaulerions. C'est le rôle des amis, pas vrai ? Allez, à nous l'excitation, la découverte, les grands espaces, le défi !

- Désolée, mais ça ne me tente pas ! Mais pas du tout ! 

Mon coeur se pinça. Vahina avait gagné.

Je traçai une croix sur mon beau projet. Pour trop longtemps.


J'ai vingt-et-un ans et je m'étiole. Mon premier stage en entreprise est une épreuve. Je ne comprends pas ce que je fiche là. Je me sens déplacée, intruse. Je m'emmerde.

Je ne m'imagine pas me lever chaque matin à la même heure, me rendre au même bureau, suivre chaque jour les mêmes horaires, travailler avec les mêmes collègues, répéter les mêmes gestes, entendre les mêmes histoires près de la même machine à café.

J'en crèverais, sûrement. À petit feu, sans doute.

Je ne m'imagine pas non plus faire carrière, bûcher pour un patron, répondre à des ordres, rendre des comptes.

J'exploserais, sûrement. Trop sauvage, indépendante, asociale peut-être.

Seule dans la cuisine de ma mère, je compte sur mes doigts mon essentiel.

Pouce, un, être indépendante. M'organiser à ma guise, n'avoir personne sur le dos.

Index, deux, avoir du temps pour moi. Pour créer, écrire, m'exprimer, bordel !

Majeur, trois, m'installer à l'étranger. Ne serait-ce qu'un an.

Annulaire, quatre, gagner un salaire correct.

Existe-t-il un seul métier répondant à toutes ces exigences ?

Je réfléchis.

Je souris.

J'ai trouvé.

Prof. Je serai prof.

Voilà comment, en cinq minutes sur un tabouret de bar, on s'engage pour des années.

 

Deviens ce que 3Pendant ces années et les suivantes le désir, non, le besoin de voyager m'a taraudée.

Longtemps j'ai jalousé les expatriés, les audacieux signant pour l'aventure, les routards au long ou petit cours, les volontaires pour les destinations insolites.

Longtemps ils m'ont renvoyé à ma propre impuissance, à mes velléités, à mon manque de courage.

Je les admirais. Je leur en gardais rancune. Je voulais être eux, être à leur place.

Longtemps j'ai fantasmé, caressé, étouffé des plans d'envol, d'ailleurs, de vie et d'horizons nouveaux.

Longtemps je n'ai que rêvé.

La peur, toujours. Peur de cheminer nez au vent. De m'empêtrer sans me débrouiller. De me casser les dents et la figure. De revenir à la niche la tête basse, accueillie d'un "on te l'avait bien dit !".

On m'accusait déjà de ne rien écouter pour n'en faire qu'à ma (mauvaise) tête...


Personne ne m'encourageait, au contraire. Aucun de mes proches n'avait ni la culture, ni le goût, ni l'expérience du voyage. Tous n'y voyaient que risque, péril, danger. Futilité, même.

Qu'allais-je donc foutre là-bas ?

De gré ou de force, cette foucade me passerait lorsqu'à mon tour je rentrerais dans le rang. Que je cesserais de tendre vers l'impossible, que j'aurais un compagnon, des enfants, un boulot, une maison.

Une vie stable, une vie normale, une vie dans le moule, une vie conforme au modèle.

Une "vraie" vie.

Sauf que celle-là, je ne l'ai jamais eue. Et que le rang, je n'y suis jamais entrée.


2002, Inde du Nord. Premier périple sac au dos avec l'homme que j'aimais. Que j'ai tanné pour partir, car lui aussi avait la trouille. Peut-être encore plus que moi.

Révélation. Choc. Tsunami intime.

Une fois à Paris, j'appelai Vahina. J'avais tant à lui dire et si peu de mots pour le faire. Comment rendre compte d'un tel raz-de-marée ?

Impossible de lui raconter les gens, la foule, les scènes de rue, les vaches mangeant dans les poubelles, les couleurs éclatantes, le soleil, la poussière.

De lui retranscrire la ferveur des pujas** de Varanasi.

De lui décrire l'odeur de l'Inde, ce mélange entêtant et unique d'épices, de merde et d'encens.

De lui évoquer sans l'effrayer les cauchemars qui depuis mon retour me hantaient, les visages qui m'obsédaient, les incessantes arnaques aux touristes, la pauvreté qui m'avait abasourdie, les venelles souillées d'excréments et d'ordures, les bestioles qui grouillaient dans nos chambres de hasard...

J'essayais, me noyais dans un flot de paroles.

Vahina soudain me coupa :

- Je peux te poser une question ?

- Bien sûr !

- Mais comment faisais-tu pour ta lessive ?

J'en restai sans voix, blanche, éberluée.


Deviens celle que 4Depuis l'Inde ma route s'est poursuivie. Du Myanmar à la Chine, du Cambodge à l'Indonésie j'ai sillonné l'Asie en solo.

Plongé, découvert la steppe à dos de cheval, grimpé dans des centaines de jeepneys bondés, de trains ferraillants et de bus déglingués, embarqué sur des ferries, des bateaux à voile, des bangkas*, des chaloupes, visité d'innombrables temples, églises, ruines, musées, dégusté des kyrielles de repas bizarres, mangé du chien, du serpent, du singe et des insectes...

Après quelques mois en Thaïlande, me voici aux Philippines. L'endroit que j'habite aujourd'hui, je pensais n'y rester que trois jours.

C'était il y a trois ans.


Je me suis (trop ?) souvent reproché de ne pas avoir voyagé plus tôt. L'aventure était bien plus facile que je ne le croyais, et encore meilleure.

Chiffe molle, sang de navet, poule mouillée... J'ai peu d'indulgence à mon égard mais j'y travaille. La vérité est qu'il m'aura fallu du temps, beaucoup, pour apprivoiser mes peurs, délier mes attaches, court-circuiter le programme interne qui me condamnait à vivre sagement en France.

Cette vie-là m'aurait par trop éloignée de moi. Parce que le voyage, il appartient à mon noyau dur.

Ce noyau, chacun l'abrite en soi. Constitué dès l'enfance, il est cette partie inchangée de nous, la petite flamme qui brûle toujours au fond, l'élément stable dans le chaos ambiant. Il traverse, intact, les époques et nos métamorphoses.

Il est celui qui nous porte, qui exige le tribut de notre loyauté, de notre fidélité et de notre respect envers nous-mêmes.

Celui qui nous oblige à rester debout et à garder le cap alors qu'autour, tout fout le camp.

Celui, aussi, qui au fil du temps a forgé ma devise, mon désir, mon horizon : deviens ce que tu es.

S'écarter de ce noyau, pire, y renoncer, c'est se contraindre à payer un prix exorbitant.

Le prix de soi, je crois.

 


*Bangka : bateau traditionnel philippin à balanciers.

**Puja (pronocer "poudja") : cérémonie d'adoration et d'offrande aux dieux.

 

2e dessin : Manara. Photos : Steve McCurry, Helmut Newton

Pour les curieux, les amoureux de l'Asie et/ou de belles photos,

je vous recommande Sud Sud-Est, le sublime livre de Steve McCurry.

À feuilleter sans modération !

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Mardi 19 février 2 19 /02 /Fév 14:23

Max nuit 1Les tables étaient en fer blanc, les chaises en plastique. L'épaisse fumée des woks noyait les alentours d'une âcre brume d'épices. Irritante pour les yeux et la gorge, elle faisait à la fois tousser et pleurer.

"Le lieu à ambiance" que Max souhaitait, nous ne l'avions pas déniché au fil des sois*Entre les bars à filles bondés, No ladyboys service here, et les sommaires cuisines de rue, le quartier n'offrait guère de choix.

Bousculés par la foule, las de marcher sur les trottoirs encombrés d'étals pour touristes, nous stoppâmes dans une Food Court en retrait de l'agitation nocturne.

Les serveurs, de jeunes garçons débraillés, prenaient commande et apportaient les boissons à payer comptant.

- One hundred twenty baht, please !

Je sortis mon portefeuille. Max se récria. Hors de question que je paye !

Je le plaisantai sur son côté Vieille Amérique. "Vieille France" eût été plus juste mais, compte tenu de ses origines, plutôt inapproprié.

Déjà à Paris, je n'estimais pas que l'homme, du seul fait d'être homme, se devait de régler consommations et repas - et peu importe qu'il s'agisse du premier rendez-vous. Alors, après des années en routarde où chacun règle sa note...

Cependant le geste me toucha. Pas un dû mais toujours bienvenue, la galanterie.

 

Nous feuilletâmes la carte, un vieux cahier sale agrémenté de photos. Écrits en thaï, les noms des plats étaient traduits en anglais approximatif. En hôte et cuisinier parfaits, Max me détaillait chaque ingrédient, chaque préparation, chaque recette.

Il avait le regard du passionné, une aisance et une joie délicieuses à contempler. Si tout bon repas commençait par le plaisir anticipé des saveurs, celui-ci se promettait délectable.

- Que préfères-tu ? Riz ou nouilles ? Porc ou boeuf ? Sucré-salé ? Épicé ?

- Épicé, hum, pas trop... dis-je en frissonnant de mes gencives à vif.

La cuisine thaïe non édulcorée pour les palais occidentaux se révèle une éruption cataclysmique, un uppercut bouche-nez-menton, une morsure persistante sous l'incendie des piments.

Max tourna les pages à l'envers pour désigner une photo :

- Le chef vous suggère page 3, porc sauté aux asperges, basilic et gingembre.

- Adjugé-vendu !

- Garçon, s'il vous plaît !

Je ne me doutais pas qu'après le départ anticipé de Max, ce serait nos repas qui me manqueraient le plus. Les bouts de vie racontés par-dessus les assiettes. Les anecdotes relevant la soupe et le curry. Les éclats de rire trempés dans la sauce aigre-douce. L'intimité partagée tel un plat de lumpias.

Après son départ, je ne tirerais guère de plaisir à manger seule. Il faut avouer que Max, c'était le food buddy idéal.


Max nuit 3Un food buddy à la politesse non moins exquise. Max savait s'exprimer avec tact et mesure, évacuer ce qui fâche avec légèreté et grâce, atténuer d'un adjectif et d'un sourire les propos rudes, jouer du silence et des non-dits.

- Ta culture asiatique, sans doute... le taquinai-je. L'interdit absolu de perdre la face et de pousser les autres à la perdre.

Il acquiesça en rigolant.

- Sans doute. J'ai été élevé ainsi : never hurt anybody's feelings, that's plain gross !

Par esprit de contradiction ou pure malice, je m'employai de mon côté à éviter les détours. À utiliser des mots précis et appeler un chat un chat, ce qui semblait beaucoup amuser Max.

Ou ne l'amusait guère, mais sa délicatesse l'empêcha de m'en informer.

Le cliché affirme que les Françaises soient aussi classe que délurées.

- Eh bien, nourrissons-le ! songeai-je.

Ma franchise passait sûrement pour une fronde, une impertinence, une liberté peut-être rafraîchissantes, dépaysantes et pimentées du so sexy accent français (paraît-il - de quoi regretter d'avoir gommé le mien que Max, à l'ouïe aussi aiguisée que le palais, qualifiait néanmoins de thick - épais).

Oui, il était ce soir permis de se déboutonner, de délacer le rigide corset des bienséances, de desserrer la cravate pour libérer sa gorge. Et de parler vrai, franc, clair.

Choquant mon Coca contre la bière de Max, je l'encourageai :

- À ton tour ! Be my guest, that's easy !

Il se fendit d'un sourire embarrassé.

- Facile ? J'essaierai. Promis.

La vérité est qu'il n'a pas qu'essayé.


Mettez un homme et une femme autour d'un bon dîner et laissez agir. Une fois le cap des banalités franchi, de quoi discutent-ils, les mains virevoltantes et la mine tour à tour réjouie et absorbée ?

D'autres hommes et d'autres femmes, de relations humaines, de couple, de sentiments et parfois de sexe.

Ni Max ni moi ne dérogeâmes à cette règle. Sauf que moi, je ne tenais pas tellement à évoquer mes amants, mes fameux, mes étranges, mes rapides comme mes piètres souvenirs.

À ces histoires de lits je préférai la position d'écoute, oreille, esprit et coeur attentifs à ce que Max voudrait bien me dévoiler.

 

Max nuit 4Il ne me parla que de ses histoires longues.

De cette compagne dont il tenta en vain de se séparer, finissant par user du pire moyen : la tromper et le lui dire.

Sinon, affirma-t-il, jamais elle n'aurait accepté la rupture.

Offensée, celle-ci eut alors la réaction qu'il escomptait : elle le quitta.

Des années après, Max se reprochait encore sa cruauté, une goujaterie qui ne lui ressemblait pas. À ses yeux coupable d'avoir profité d'une occasion, coupable d'avoir manqué de courage, coupable d'avoir blessé celle qu'il avait aimé.

Coupable tout court.

Tromper plutôt que rompre... La voie de la facilité s'était au final avérée la plus difficile. Après une victoire au goût de tourbe, il fallait accepter la douleur de l'autre trahi, l'image de soi dépréciée, le remords d'avoir mal agi.

Et avec un père fervent catholique, ayant bercé ses enfants de péché, de faute et de contrition, ce remords n'était pas mince.

Coupable. Sans circonstances atténuantes, Monsieur le Juge.

Je haussai les épaules.

- Et tu comptes t'accabler encore longtemps ?

Max me décocha le regard du boxeur qui vacille entre les cordes.

- Pardon ?

- D'accord, tu t'es mal comporté. D'accord, tu as eu tort. D'accord, puisque tu y tiens, tu as joué au salaud. Mais c'est du passé, non ?

- Euh...

Je soutins que l'essentiel était d'avoir reconnu son erreur, appris de cette expérience et grandi. Le dommage causé était irréparable, peut-être, mais, ma foi, personne n'est irréprochable. Ni toujours en mesure d'assumer ses choix, faillabilité humaine qui ne console guère sans devoir être comptée pour rien.

Max ne cherchait pas à minimiser son acte, à rejeter la faute sur autrui, à se racheter une conscience à bas prix. Plus encore, il ne me devait aucune franchise, aucune vérité. Qu'il me livrât si vite les deux m'émut.

Sans me connaître il m'accordait un peu de sa confiance. Je désirais en retour ne pas le décevoir. L'aider même, si je le pouvais.

- Tu as réfléchi. Tu as demandé pardon. Tu as changé. Maintenant, sûr que tu ne recommenceras pas. C'est le plus important, non ?

- Une autre façon de voir, en effet... Très français, je crois.

J'éclatai de rire. Les Français et la liberté des moeurs, encore un cliché.

- Mais non, Max, je ne te propose pas un ménage à trois !

Taisant qu'en matière de ménage à trois, le seul qu'il ait connu rassemblait son ex, lui et sa culpabilité.

Rien de très folichon, en somme.


Max nuit 5Un ménage à trois, on y était. La femme dont Max était amoureux, enfin, il ne savait plus trop, habitait à Shangaï.

Relation longue distance insatisfaisante, incomplète, ingérable.

Revenir aux États-Unis signifiait pour elle mettre fin à son contrat d'embauche, abandonner son apprentissage in situ du chinois, renoncer à des années de labeur. Choix somme toute banal mais cornélien.

Où placer la priorité ?

Celle de Max ne semblait pas claire non plus. Le travail, les responsabilités, les mois qui filent à toute allure, un couple qui se délite... Malaisé de voir clair dans tout ce brouillard.

Était-il encore en couple ?

Il l'ignorait.

J'écartai les bras en signe d'impuissance.

Le remède était sans doute le temps.

Celui de l'instrospection et de la réflexion.

Celui qui finit, vaille que vaille et coûte que coûte, par débrouiller les situations les plus complexes et apaiser les plus douloureuses.

 

- On rentre à l'hôtel ?

J'approuvai.

Nous marchâmes à rebours d'une soi à l'autre pour réclamer nos clefs à la réception.

Bien que n'ayant nul besoin de l'ascenseur, j'y entrai d'un pas décidé. Appuyai sur le bouton un, Max sur le quatre.

- Je descends d'abord, observai-je bêtement.

C'est du moins ce que je croyais.

Premier étage.

Les portes s'écartèrent alors qu'une phrase mourait entre mes lèvres.

À peine le temps de nous dire au revoir que la cabine se referma, fusa vers le quatrième et s'ouvrit à nouveau. Max la bloqua prudemment de son pied.

Good night, dear !

Sweet dreams, répondis-je en écho.

Une pause. Un regard complice. Dans un élan Max m'enlaça, me pressa fort contre sa poitrine, me tapota les épaules. Un battement de coeur plus tard il avait disparu, happé par le couloir.

Troublée, je rejoignis ma chambre. Une petite voix me souffla que la soirée n'était pas terminée.

Elle ne se trompait pas.


 

Ménage à trois : j'ignore pourquoi, mais l'expression - en français dans le texte, s'il vous plaît ! - est connue de nombre d'anglophones. Elle semble évoquer à elle seule la liberté, l'ouverture d'esprit, une légèreté et une tolérance tout hexagonales. Ce dont, en "bonne" Française, je me permets de douter...

Une autre expression fort célèbre : Gai Paris (Gay Paris ?). Euh, cocorico ?


*Soi (prononcer "soille") : ruelle en thaï. Il s'agit de rues transversales numérotées de 1 à x, coupant les axes principaux. Par exemple, (quartier de) Sukhumvit, Soi 5, fut le lieu de notre dîner.

 

Pin up de Gil Elvgren.

Photos : William WegmanDebbie Caffery, Helmut Newton.

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Lundi 18 février 1 18 /02 /Fév 15:18

Bangkok, 31 janvier-5 février.

 

Max 1Aujourd'hui j'ai revu son visage.

Son visage et sa peau cuivrée, brunie par ses origines.

Sa barbe naissante, sans doute entretenue avec soin, ombrageant ses joues et son menton. 

Son nez fièrement planté, la fossette en bras de rivière débouchant sur le lit voluptueux de ses lèvres.

Les amandes de ses yeux bruns, marron liquide au soleil. Un peu rapprochés, ils donnent une intensité quasi insoutenable à ses prunelles, une fixité à vous transpercer les os.

Son crâne rasé qui, loin de détourner l'attention de sa beauté, l'impose telle une déclaration au monde.

Les plis gravés par son sourire, la ride du lion entre ses sourcils, les sillons esquissés sur son front.

L'air dur et sérieux, presque buté qu'il a lorsqu'il réfléchit, adouci par un je-ne-sais-quoi d'enfantin. Sous sa carapace d'homme affleure parfois l'adolescent, la timidité et les doutes de la vie qui sans cesse remet en jeu nos assurances, nos convictions, nos croyances. Cette mouvante incertitude capturée par l'objectif, effleurant ses traits comme un souffle, je la reconnais comme mienne.

Sur ses photos il semble plus âgé qu'il ne le paraît en réalité.

Sur ses photos il avoue son âge, l'aube d'une triomphante quarantaine.


Je le fis défiler en trois plans américains. Son buste surgit sur les trois. Musclé, très, avec les saillies abruptes de son cou et la vallée creusée par ses pectoraux, traversée par la force de son bras croisé.

C'est la dernière de la série qui a ma préférence.

Pantalon gris remonté sur les genoux, baskets à la main, il marche sur une plage au crépuscule. Un tee-shirt blanc godaille sur son torse, un canotier orne son crâne. Il a la décontraction d'un vacancier, l'aisance d'un félin jouissant de l'espace infini de sa liberté.

Au bout de sa course, hors champ, pourrait se tenir une femme. Celle à laquelle il dédie son sourire radieux, les traits illuminés par ses dents.

Arrivée à Bangkok en catastrophe afin de soigner les miennes, il m'était impossible de rater les siennes, leur saisissante blancheur tranchant sur son hâle, leur alignement de petits cailloux savamment rangés pour la parade.

À leur vue je faillis d'ailleurs m'exclamer :

- Oh, vos dents sont magnifiques !

Je me tus.

Plutôt déplacé, comme compliment.


Max 2Je détaillai ses photos en me félicitant de mon intuition confirmée. Dès les premières minutes de notre tête-à-tête j'avais imaginé cet étranger immobile et offert sur un site de mannequins.

Durant notre semaine ensemble jamais il ne mentionna cette autre carrière. Trop modeste, sans doute, ou au fond indifférent à ce que son apparence suscite, voire gêné d'attirer l'attention par son seul pouvoir.

Max a davantage que sa beauté à offrir.


C'est pourtant notre apparence qui nous poussa l'un vers l'autre, l'instantané de ma chevelure dénouée, de mon dos à demi-nu ondoyant sous la vivacité de ma démarche, de mes yeux qui attrapèrent son regard.

À la seconde je sus.

Une brève invite fendit ma bouche sans ralentir mes pas.

Me doutant qu'il séjournait aussi à l'hôtel, j'étais certaine de le revoir. Et certaine qu'il le souhaitait aussi.

Je montai à la piscine en espérant qu'il m'y rejoindrait.

Un orage éclata, si violent que je me réfugiai sous un fragile auvent. Des gouttes furieuses m'aspergeaient, criblant d'impacts l'écran de mon ordinateur.

Je le rangeai pour songer à lui, assis seul au restaurant quatre étages plus bas.

 

Plus tard, pliant devant la mousson, c'est moi qui pris place dans la grande salle.

Le bel inconnu en était parti. Bien malin qui pourrait dire quand il reviendrait. Je soupirai avant de me mettre au travail.

Cet après-midi-là, la chance était néanmoins de mon côté.

Soudain je le vis marcher à ma rencontre, de plus en plus lentement à mesure qu'il s'approchait. Une fois à ma hauteur il s'attarda, les poignets écartés comme pour embrasser l'air.

- Hello ! lançai-je. Do you feel like joining me ?

Je désignai la chaise vide à ma gauche. Lorgnant sur ma page d'écriture, il protesta qu'il ne voulait pas me déranger.

- Pas du tout, j'ai fini ! mentis-je.

La conversation s'engagea.

 

Nous parlions depuis dix minutes et son visage me résistait toujours. Il se proclamait métis, mais fruit de quel mélange ? Mystère.

Africain peut-être, pour le nez rond et les lèvres sensuellement renflées.

 Non, tranchai-je. Ses paupières obliques s'étiraient en trop long démenti.

Comme devinant mes pensées, mon vis-à-vis précisa :

- Ma mère est thaïe.

- Oh ! Je n'aurais pas cru...

- Personne n'y croit. Je ressemble si peu à un Asiatique...

Notre échange emprunta alors un cours imprévu. Pensant à Adrien, Philippin-Suisse tiraillé par ses deux cultures, j'interrogeai Max sur sa double appartenance.

Une seule peau pour deux identités, voilà de quoi être aussi enrichi que perdu.

 

Un seule peau 3Max sourit, le regard dans le vague. Étonné que je tombe si juste car lors de son voyage de plusieurs mois, ces questions l'avaient remué, poussé à réfléchir sur sa part d'Asie et d'Amérique.

Sur sa place à cheval entre ces continents si différents, deux univers sans solution de continuité.

Sur ses contradictions, ses désirs et ses choix. Son malaise insidieux à résider aux États-Unis, son envie grandissante de s'expatrier en dépit de ses attaches. 

Sur sa quête de sens pour sa propre vie, ses tentatives pour démêler l'accessoire de l'essentiel, se rapprocher de lui-même en dépit de ce qui, à l'intérieur, renâclait.

Sur l'histoire de sa mère qui jadis émigra afin de suivre l'homme qu'elle aimait. Peut-être pas tant que ça, d'ailleurs, mais ce fiancé américain représentait une porte de sortie ainsi que la promesse d'une vie meilleure.

Ils étaient toujours inséparables. Le pari sur l'avenir se révélait un succès.

Max me montra des photos de cette époque. En noir et blanc, un homme séduisant et une jolie femme certains du bonheur qu'ils bâtiraient ensemble, des enfants qui naîtraient de leur union.

Gamin, leur fils reçut beaucoup d'amour. Devenu adulte, il se sentait par ricochet coupable de son existence privilégiée.

Aux États-Unis lui n'avait manqué ni ne manquait de rien. Les enfants issus de la branche maternelle restée dans le Nord de la Thaïlande, en revanche...


Non sans émotion, il me confia que presque un demi-siècle plus tôt, ses parents se marièrent à deux rues de notre hôtel.

- Est-ce un hasard si tu loges... ?

Il prétendit que oui, d'une voix qui ne laissait cependant guère de place au hasard.

Le serveur vint prendre nos commandes. Max s'adressa à lui en thaï, ce qui eut le don de dérider l'employé plutôt grognon.

- Oh, tu es bilingue ?

Un cauchemar à maîtriser, cette langue à tons est encore plus difficile à écrire.

- Loin de là, hélas ! Mais j'ai prévu de prendre des cours.

La nationalité, c'était également prévu.

Ce nouveau passeport n'était pas qu'une facilité pour séjourner en Thaïlande. C'était, symbolique, l'ancrage tardif de Max sur la terre de ses ancêtres, la reconnaissance officielle et personnelle d'une identité qui, comprimée jusqu'alors, ne demandait qu'à s'épanouir.

Ou l'exigeait.

Lorsque Max m'apprit son métier, ce fut à mon tour de sourire.

Max est chef, spécialiste de la cuisine fusion. Occidentale et thaïe, bien sûr.

Patron aussi, d'une entreprise familiale en plein essor. Ses parents y travaillent, sa soeur aussi. Mais c'est, sans surprise, sa mère et lui qui y occupent les postes-clés.

À ces mots mon esprit se mit à dériver.

 


Une seul peau 4Je songeai aux nourritures de l'âme, aux nourritures terrestres, au "Nathanaël, je t'apprendrai à la ferveur" d'André Gide.

Aux graines semées en nous et à leur floraison, à notre développement enrichi, contrarié ou amaigri par les aliments qu'on lui apporte.

Au cadeau et au don, au partage du pain et de l'important.

Comme pour moi seule je murmurai :

- La nourriture... On en revient toujours à elle, pas vrai ?

Max acquiesça, désarçonné.

- Partout dans le mondeon l'offre en signe de bienvenue. Elle renvoie à l'acceptation et au partage, à la faim et à la vie, à la santé et à la croissance. Peu importe la langue, la culture, les coutumes. Quand on se dépouille du superflu ne reste que l'essentiel : la nourriture. Et toi, tu es cuisinier...

Incapable de préciser ma pensée, je m'arrêtai. Mon intuition me soufflait que je touchais à un point qui ne m'appartenait pas, qu'il ne me revenait ni de forcer ni de formuler.

Un point qui ferait sens pour Max et s'insérerait un jour dans sa quête, sans doute.

Comment de deux arriver à un sans s'appauvrir ?

C'était son défi tout autant que son histoire.

Ce qu'il nous restait à partager, c'était le dîner. Puis la nuit, peut-être.

 

Davantage de Max ici.


 

Photos : Man Ray ; Dennis Stock by Andreas Feininger ; André Kertesz.

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Jeudi 7 février 4 07 /02 /Fév 17:07

Bangkok, Thaïlande, 24 janvier- ... février.

 

 

Cebu BangkokIl y a dans ma bouche ce goût de sang et, le long de mes cuisses, les mains de Joey.

La patronne du bar a abaissé le rideau de fer derrière nous. La nuit n'est pas noire mais d'un jaune malade percé de néons, d'enseignes et de lumières.

Il pleut avec une violence inouïe, un orage tropical qui vide les rues et les nettoie de leur stupre.

Plus de femmes aux sourires faux plaqués sur leurs traits trop durs, proposant leurs charmes après les avoir déjà trop vendus.

Plus de gros touristes enlaçant des Thaïes bien trop jeunes et jolies.

Plus de vieux alcoolos trop tatoués, aux faces respirant trop de solitude, de tristesse et de dérive, accrochés à leur bière toujours pleine.


Je ne suis pas censée être là. Je devrais être aux Philippines, tranquille dans mon lit, à des milliers de kilomètres. 

Mais il y a eu entretemps la douleur, les nuits d'insomnie et la résignation.

Mais il y a eu ce rendez-vous et le regard navré d'Ayleen, ma dentiste.

- Je ne peux rien pour vous... Sorry kaayo, Mââm.

Encaisser en silence. En silence retourner au temps maudit de mes trajets intérieurs et autres chroniques incisives.

J'ai voulu pleurer, bafouiller que ce n'était vraiment pas le moment. Trop dur, trop injuste. Ras-le-bol et merde quand s'arrêtera enfin ce cirque ? Ce troupeau d'éléphants qui me pulvérise le crâne et les mâchoires, droite-gauche, gauche-droite ? Cette ronde d'antidouleurs et d'antibiotiques, ces soins bâclés au départ (en France...), à refaire encore et toujours, avec moins de succès à chaque tentative ?

- Je peux vous aider ?

- Non, Ayleen, merci. Je me débrouillerai.

En moi une tempête s'est levée.

Quelques heures pour décider de la suite, prendre la bonne décision. Sans réfléchir rentrer à l'hôtel, allumer l'ordinateur et réserver un billet d'avion. Direction Bangkok, un des meilleurs hôpitaux d'Asie, à peine lestée de deux culottes parce que ce voyage-là, il n'était pas prévu.

Passeport, carte bleue et ordinateur, de quoi franchir la frontière, payer, travailler et me relier au monde, voilà l'essentiel. Le reste, vêtements, shampooing, savon, livres, stylo, papier... je le rachèterai sur place.

Hommage à la voix intérieure qui m'a soufflé de l'emporter, ce passeport. Moins par intuition que pour une raison bête : ma carte d'identité philippine périmée.

Jamais encore je ne suis partie comme on se sauve, prenant à l'arrachée un vol international au lieu du ferry voisin.

Faut un début à tout, il paraît. Mais pour le voyage de la dernière chance, il s'agit quand même de ne pas se rater.


Cebu BKKLa main de Joey s'enroule autour de ma taille.

Autour de nous la musique tonitruante s'est arrêtée. A deux heures tapantes les filles et les lady boys des clubs bondés ont fini leur service, descendant des étages en rangs pressés, babillants, compacts.

Mini-robes, strass et talons aiguilles, une armée de secrétaires et de dactylos d'un genre nouveau, discutant de leur journée de travail avant de sagement rentrer à la maison. 

Il ne reste que Joey, moi, quelques égarés et une Thaïe qui s'abrite sous un sac plastique

Seven-Eleven, bien sûr.

- One more beer ? Cigarettes ?

Je refuse d'un sourire, je ne bois plus que du Coca. Zéro, si possible.

Joey, lui, accepte.

La vieille dame part bravement sous la pluie. Nous rapporte dix minutes plus tard, moyennant commission, de quoi boire et fumer encore.

Joey s'esclaffe.

- Tu imagines ça en France ?

- Pas une seconde !

- Au Liban non plus, d'ailleurs !

Joey est comme moi un expatrié de passage à Bangkok. Sauf que lui est en vacances.

La raison de ma présence ici provoqua d'ailleurs sa stupéfaction :

- Du tourisme médical en Thaïlande ? Mais euh, il n'y a rien à changer !

Sa réponse me parut si incongrue que je pouffai. Non, je ne suis pas venue me payer une nouvelle poitrine ou un nouveau visageEt je n'ai pas envie d'entrer dans les détails, juste de m'arrimer à son cou et de me laisser porter.

Par ses paumes sur mon sexe.

Par ses prunelles qui me dévorent.

Par son rire qui m'apaise.

Par la nuit ruban jaune qui s'aplanit sous nos pas.

Par ses doigts qui soudain cherchent les miens et, en signe d'alliance, les recouvrent.

Toujours ce goût de sang dans la bouche mais, plus forte que la douleur, l'envie.



Pardon à ceux que je n'ai pas eu l'énergie de prévenir et merci à ceux qui, ayant su pour ce voyage catastrophe, m'ont soutenue et me soutiennent :

ces proches toujours présents en dépit de la distance,

ces amis virtuels aux mots rassurants,

ces belles rencontres qui me donnent l'énergie de continuer.

Bertille, Marianne, Ethan, Pauwels, Xu, Marie, Joey, Tal, Max, Nicola, Valeria...

Vous êtes mon carburant.

 

Photos : Anna Hurtig, Caryn Drexl. 

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Dimanche 20 janvier 7 20 /01 /Jan 08:59

Le début ici.

 

Kuala Lumpur, deux jours plus tard.

 


Au creux de la poche 5- Alors les gars n’ont pas été arrêtés ? me demanda Pierrig.

- Non, et ils ne le seront jamais… Les deux portaient un casque intégral. Selon les policiers, je n’ai pas eu de chance.

- Mmmh...

- Mauvais endroit-mauvais moment, comme on dit. N’empêche que des rondes nocturnes seront maintenant organisées dans la vieille ville. Sur les bords de la rivière, surtout.

- Y a intérêt !

Pierrick me faisait face sur la terrasse du Village, où j’étais retournée sans hésiter.

Le réceptionniste m’avait attribué un nouveau réduit brûlant mais, précisa-t-il comme s’il me concédait une grande faveur, "avec, attention, un ventilateur à quatre vitesses flambant neuf !".


À mon arrivée, Britta l’Allemande, son copain et les hippies françaises étaient de sortie.

Les autres résidents permanents du lieu, Joe le Mexicain, Ozgeu la Turque et son mari Dante m’accueillirent en amie perdue de vue.

Leur gentillesse me toucha. J’eus l’impression de retrouver une famille du bout du monde, et cette solidarité comptait bien davantage que l’inconfort de la guesthouse.

Nombre d’éclopés auraient sans nul doute préféré choisir un meilleur hôtel, se requinquer dans une chambre dotée d’une salle de bains, d’un matelas moelleux et de l’air climatisé.

Pas moi.

- Comment tu te sens ?

- Plus rassise qu’un pudding. Le chef m’a laissée trop longtemps au four, je crois.

Un pétillement alluma les iris de Pierrig. Il dut penser qu’encore capable de plaisanter, je n’allais pas si mal.

 

La veille lui était parvenu mon mail de Malacca où, entre l’hôpital et la police, j’avais passé une des pires journées de ma vie.

À ce mail il avait répondu en cinq mots :

"Demain 19 heures au Village."

J'avais souri.

Du Pierrig tout craché. Ni questions ni sentiments, du pratique brut de fonderie, presque brutal.

Depuis un an, notre correspondance très hachée m’avait montré que ses messages de Malaisie, ceux revendiquant sa nationalité de papillon éphémère, étaient des exceptions.

Taciturne à l’écrit, le vrai Pierrig fuyait les échanges excédant trois lignes. En attendre des déclarations, envolées ou explications, c’était se condamner à être déçu. Pierrig était lapidaire mais bavard en tête-à-tête, heureusement.

Sinon voilà belle lurette que notre relation se serait délitée.

 

Au creux de la poche 6- Mais tu n’as rien de grave, sûr ?

- Sûr. Enfin… à en croire les médecins.

Il grimaça en observant ma jambe la plus amochée.

Les plaies encore à vif ne supportaient pas le contact d’un tissu, même léger. Aussi portais-je à contrecœur des robes courtes, m’attirant malgré moi des regards dégoûtés ou curieux et des réflexions souvent idiotes.

Comme la veille, où, après avoir scruté mes "blessures de guerre", une Hollandaise s’exclama :

- Toi, tu as eu un accident de moto à Koh Tao, Thaïlande !

- Raté. J’ai été traînée sur la route à Malacca, Malaisie.

Ma répartie lui cloua le bec.

 

J’en ris mais la douleur accompagnait le moindre de mes gestes. Ainsi le trajet en bus de Malacca à Kuala Lumpur s’était-il transformé en véritable épreuve. La station assise me devenait très vite pénible.

Même rembourré, le siège était trop dur et chaque cahot m’arrachait des plaintes.

J’étais toujours incapable de tourner la tête, de me pencher ou de tenir un objet de la main droite.

Ma démarche était lente, pesante, mes mouvements contraints.

Ma propre transpiration me brûlait, de fréquentes migraines m’assommaient.

- Que t’a dit le médecin ?

- Attention, la doctoresse ! Dans cet hôpital public, les femmes ne sont soignées que par des femmes. La mienne était voilée, ce qui, hum, m’a fait bizarre. En consultant mes radios, elle a dit :

"Cent pour cent normal, contrecoup du choc. Les muscles froissés, les entailles, les ecchymoses et les bosses… Réglés en quelques semaines, Inch’Allah ! Soyez patiente et ménagez-vous."

- D’accord. Sauf que courir à l’immigration, à l’ambassade française, voire à la police pourrégler ton problème de passeport, ce n’est pas franchement te ménager…

- Ai-je le choix, Pierrig ?

- Je suppose que non…

- Ah, et la meilleure : je suis descendue de la table sans avoir à me rhabiller !

- Tiens ? Étonnant !

- N’est-ce pas ? Quand j’ai voulu dégrafer ma robe pour lui montrer mon énorme bleu, la doctoresse a crié : "No, please ! No ! No !"

Pierrig gloussa.

- Elle était toute rouge, très gênée et un peu scandalisée, la pauvre... Quant aux policiers, bannis du cabinet, ils patientaient derrière la porte.

- Des policiers ? Mais pourquoi ?

- Procédure habituelle... Ils ont d'abord rédigé ma plainte avant de m’emmener au commissariat central : pas d’ordinateur à la tourist police ! J’ai répété mon histoire là-bas puis ailleurs encore, cette fois devant un traducteur. Trois endroits différents coincée dans une voiture avec sirène, gyrophares et une escorte de policiers. Ils m’ont conduite à l’hôpital et attendue jusqu’au soir !

- Et bien… C’est du service trois étoiles, à Malacca !

- Tu m’étonnes ! Ils m’ont même acheté des chips et du Coca dans un 7-Eleven. Ils craignaient que je ne tombe raide, je crois.

- Mmmh, tu es en effet très pâle.

- Je suis crevée. J’ai besoin de repos…

Je n’ajoutai pas "de sécurité et de douceur".


Au creux de la poche 7Les médicaments me soulageaient, mais les plaies les plus difficiles à cicatriser demeuraient invisibles.

C’était cette sourde angoisse m’étreignant dès le crépuscule, cette panique à chaque véhicule démarrant dans mon dos, l’affolement m’obligeant à bousculer les passants afin de me coller au mur le plus proche.

C’était aussi cette question qui me hantait :

"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"

Jusqu’alors j’avais taillé la route avec légèreté. Raisonnable et prudente, certes, mais sans excès. Ma nature ne me portait pas à la méfiance, encore moins à la paranoïa.

Je ne voyais pas en l’autre un potentiel danger, encore moins un agresseur.

Depuis Malacca tout avait changé.


À présent j’avais peur.

Du noir.

Des motards.

Des chauffeurs de taxi.

Des traîne-savates sur le trottoir.

Des mendiants.

Des hommes en général. Des hommes et de mon ombre, presque.

Impossible de faire cinq pas sans me retourner, vérifier que personne ne me suivait.

Un visage plusieurs fois croisé m’apparaissait suspect.

Un bruit inattendu me faisait sursauter, une démarche précipitée dans mon dos me sauver.

Les rues étroites se muaient en coupe-gorges, les entrées sombres en repaires de malfaiteurs.

Mon imagination malade me torturait sans répit et les scénarios catastrophes défilaient, tous plus horribles les uns que les autres. On m’enlevait, on me tabassait, on me détroussait, on metorturait, on me violait, on m’achevait.


Au Village face à Pierrig, je m’interrogeais :

"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"

Si les voleurs de Malacca n’avaient pas pris mon sac, ils m’avaient pris davantage : mon insouciance, mon bien-être et ma confiance.

Comment voyager encore dans de telles conditions ?

Peut-être avais-je été molestée parce que ce soir-là, je fus la première à longer la rivière. Le mauvais endroit au mauvais moment, ainsi que l’affirmait la police.

Peut-être. Mais j’étais convaincue, moi, que ce peut-être n’était qu’un mensonge.

La vérité ?

J’étais seule et surtout, j’étais femme. Une proie facile. Une qui n’avait pas la force d’un homme. Une aisée à jeter à terre, à traîner telle une marionnette sur le goudron.

Pouvoir de dissuasion zéro, capacité de représailles nulle.

Sous l’écorce de la peur une lame de fond couvait, grosse d’autres sentiments qui en moi se levaient.

L’indignation.

La rage.

La révolte.

Le refus de plier devant cette peur étouffante, de la laisser me dicter ma conduite, restreindre mes déplacements, écorner ma liberté.

Cette peur ne devait pas gagner, non. Car alors, oui, mes agresseurs m’auraient tout pris.

 

 

Photos : Leah Gordon, Marcel van der Vlugt, Jan Saudek. 

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages - Communauté : les blogs persos
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